« Voir Venise et mourir », tel pourrait être le sous-titre, quoique trop explicite, de l’anthologie composée par Xavier Legrand-Ferronnière Enigmes à Venise et dans laquelle on pourrait regretter l’absence de l’incontournable Mort à Venise de Thomas Mann. Cette anthologie regroupe cinq nouvelles brillantes, fortement imprégnées de la langue italienne (signore, signora, mezzanino, fondamenta, piazetta, etc.) et du décor vénitien pittoresque avec ses gondoles, ses « inextricables calli« , sa lagune, sa place St Marc, ses palazzi… Ces récits peuvent, à juste titre, être érigés au rang de chefs-d’œuvre, du moins de la littérature fantastique, genre ici fort maîtrisé et dont Hoffmann (Doge et Dogaresse) est d’ailleurs souvent tenu pour le précurseur.
L’accent n’est aucunement mis sur la Venise qui attire nombre de snobs et de mondains vains, avides d’exotisme facile, mais sur celle qui fascine et que l’on se plaît à découvrir en solitaire. Ce repli sur soi engendre inévitablement un détachement progressif de la réalité et permet l’intrusion brutale du mystère, voire d’hallucinations, dans un univers pourtant familier. Cela peut émaner d’une révélation étrange (L’Entrevue), d’une rencontre refroidissante (Trois ou quatre à dîner), d’un rêve récurrent (Ne visitez jamais Venise), d’une soirée insolite (Per far l’amore) ou d’une coïncidence (Doge et Dogaresse). Envoûtante et effrayante, la capitale de la Vénétie devient alors le creuset d’aventures surnaturelles. Tous les personnages principaux de ces nouvelles semblent être à l’article de la mort ou du moins être concernés de très près par celle-ci (Trois ou quatre à dîner, Per far l’amore) sans s’en douter le moins du monde. Ils sont aussi très enclins au songe, et de manière quasi systématique, le rêve va invoquer la Mort et ses « bras chauds, blancs et aimants ». Car le rêve brouille les pistes, efface les frontières entre rêve et réalité. Aickmann souligne dans Ne visitez jamais Venise : « Tout comme la vraie Venise ne pouvait ressembler au rêve, la vraie vie ne pouvait ressembler à la vie rêvée ». Ce syncrétisme vie, rêve, mort est symbolisée par les eaux de Venise, que ce soient celles des canaux ou de la lagune. Le gondolier, nocher d’entre-deux mondes incarne la figure d’Anubis, conducteur des âmes.
En somme, Enigmes à Venise saura ravir tous les amateurs d’exotisme et de littérature fantastique. Venise, ville romantique par excellence, n’est pas le seul repaire des amoureux mais aussi celui des âmes perdues et tourmentées. Lieu d’exacerbation d’une imagination morbide, Venise ne cesse de côtoyer la Mort, ce qui peut lui confère un caractère terrifiant. La thématique de ces cinq nouvelles est donc très homogène de même que leur atmosphère, à la fois « pacifiante » et énigmatique. Seul diffère peut-être un peu le style de chaque nouvelle. Les deux nouvelles, énergiques, de L.P. Hartley frappent par leur concision quand celle d’Henri de Régnier souffre, par moments, de quelques pénibles longueurs, censées bien entendu faire durer le suspense. Enfin, les nouvelles de Aickmann et de Hoffmann (à qui l’on doit de nombreuses compositions musicales) sont magnifiquement rythmées et ciselées.