Le nouveau film de Kiyoshi Kurosawa est une étrange expérience. Présenté par le cinéaste comme une suite du terrifiant Kaïro, il est pourtant, dans son traitement, aux antipodes de l’expressionnisme horrifique qui régissait tout ce film. Avec Jellyfish, fable sur la jeunesse nippone, c’est plutôt Charisma qui vient immédiatement à l’esprit. L’intrigue est aussi obscure et la seule différence tient dans le motif principal du film : ici, une méduse remplace l’arbre maléfique qui hantait Charisma. Manoru, un jeune homme assez sombre, élève cette méduse au venin mortel dans un aquarium. Il a pour seul ami Yuji. Lorsque Manoru est condamné pour le meurtre de son patron, Yuji tente de poursuivre le rêve de Manoru : acclimater l’animal à l’eau douce pour la relâcher dans les égouts de Tokyo.
Le seul point commun avec Kaïro est donc thématique : décrire un état de l’adolescence par le recours à l’allégorie fantastique. Pour le reste, Jellyfish est un film très doux, traversé de solitude et de noirceur mais ne basculant jamais dans l’horreur. Une fois abandonné par son ami, Yuji trouve dans le père de ce dernier un véritable ami : le film, alors, prend une tournure assez aérienne et développe une banale relation père / fils par procuration, prouvant le talent de Kurosawa à jouer avec une matière filmique absolument pas neuve (déjà Kaïro et son antique histoire de revenants) pour en faire le cadre d’expérimentations plastiques et formelles, de l’ordre du sensoriel pur. Le vrai défi de Jellyfish, c’est le filmage en numérique : on a vu beaucoup de mélodrames, récemment, relever le challenge digital, mais aucun n’est parvenu à le faire de façon si légère et anodine. Impact des cadres, beauté de tous les mouvements, travail éblouissant sur les noirs et les ombres : rien que pour cette façon d’utiliser le numérique non comme rebut du lamentable Dogme, mais comme prolongement naturel (ni forcé ni esbroufeur) d’un filmage en pellicule, Jellyfish impose l’absolue jeunesse et la modernité du cinéma de Kiyoshi Kurosawa.
Plus en profondeur, il faut aussi voir dans la méduse du film, corps souple et gélatineux, en apesanteur continuelle, une formidable idée de cinéma. On se souvient de son usage onirique dans On connaît la chanson de Resnais : avec Jellyfish, même utilisation de cette étrangeté aérienne comme fil conducteur d’un découpage fluide et bondissant, mais plus encore. Non plus simple motif plastique, la méduse -qui une fois échappée dans les égouts part à la conquête de la ville et se multiplie en un ballet rougeâtre et vénéneux- devient une véritable figure chorégraphique du chaos : objet d’attraction et de répulsion autour duquel tournent et déambulent, dansent et trépassent plans et personnages de Jellyfish. Comme d’habitude chez Kurosawa, l’éclatante limpidité de ce travail esthétique renverse, sans rien céder à sa puissance de fascination, la part obtuse et mystérieuse du film et de sa métaphore.