Une fois de plus avec le Dino de Tosches, la difficulté n’est pas tant dans la lecture de l’ouvrage lui-même, mais dans le choix du niveau de lecture : veut-on y voir une simple biographie, on y lit l’histoire d’un crooner américain dans un monde ténébreux ; veut-on un récit réaliste avec une toile de fond historique, et l’on se laisse balancer d’un événement à un autre -de l’immigration italienne de la fin du XIXe siècle à la paranoïa conservatrice de la guerre froide en passant par la démocratisation de la télé et la mort de Marilyn ; veut-on de la black novel, et l’on s’attache aux liens étroits développés au cours de la Prohibition, entre la mafia, le monde du spectacle et les politiques, des liens qui parfois se détendront sans jamais se dénouer, brassage de millions oblige. Enfin, on peut lire en Dino le choix d’un écrivain surdoué pour parler une nouvelle fois du mal et de son séduisant mystère via « le dépotoir culturel américain » (Buffalo Times) et Dean Martin, dès lors figure emblématique. Il est vrai que le parcours du crooner, ne serait-ce que par sa longévité, est le média parfait pour relater l’autre versant de l’histoire de la terra promessa. Comme toujours, Tosches parle vrai. Ses informations sont précises et son complément romanesque sonne parfaitement juste. On peut donc le suivre, les yeux fermés si l’on veut : ce qu’il nous dit est la vérité même. Pour preuves, une phrase ici ou là rapportée juste à propos, une liste de chiffres comptable (« Son salaire […] fut multiplié par sept, passant de 40 000 à plus de 283 000 dollars »), ou encore une des indénombrables critiques extraites de Variety ou de Billboard. C’est peut-être justement parce que l’écrivain fournit tout ce qu’il est possible en matière de garantie de vraisemblances et de documentation que cette biographie (ou ce roman, à vous de voir), trace en filigrane une manière de mystère insondable. Tout nous sera dit sur Dino Crocetti, ce fils d’immigrés ritals, mordu de jeux d’argent depuis son adolescence, « qui a toujours aimé chanter » : Tosches détaille ses mariages difficiles et ses contrats rompus, ses relations avec son partenaire Jerry Lewis, puis avec Sinatra et Sam Giancana, chef de la pègre de Chicago.
Nous connaîtrons le nom de ses enfants, ses parcours de golf préférés… Mais comme ceux qui l’entourèrent, nous n’aurons jamais ne serait-ce que l’impression d’en savoir davantage. « Il n’exprimait rien de ce qu’il avait dans le crâne », commente le metteur en scène Arnold Laven. « Un type vraiment étrange », dit encore un de ses agents. Et jusqu’à sa deuxième épouse « qui avait abandonné tout espoir de véritablement le connaître » et prétendait qu’ »il n’avait jamais eu d’ami ».
Mais à force d’affirmer le mystère Dino, Tosches élabore finalement la secrète combinaison qui fait d’un homme une véritable star. Là où Sinatra a trop régulièrement fait figure de mafieux, Dean Martin avait ce talent naturel de pouvoir gérer ses affaires avec les hommes de l’ombre et de présenter son Dean Martin Show de Noël entouré de ses sept enfants. « Cela faisait partie de l’image : le père de famille fidèle caché sous la désinvolture vulgaire de l’ivrogne et du coureur de jupons. […] C’était ce qui le faisait aimer. » Finalement, « l’homme à la grande, sombre et belle voix » serait un type certes charismatique, mais sans réelle conscience morale : pas franchement méchant -ses implications criminelles n’allant guère au-delà de magouilles de fric-, mais capable sans remords de petites saloperies pour servir ses propres intérêts tout en étant « très doux, gentil, romantique ». Comme quoi, sujet d’actualité, la starisation passe souvent par les choses les plus simples.