Hardiment proposé à Gérard Lebovici (patron de Champ Libre, l’éditeur de Guy Debord) dès novembre 1979, le projet d’Isidore Isou de réunir ses nombreux articles, tracts et essais consacrés à l’Internationale Situationniste et à la production intellectuelle de son principal animateur voit donc finalement le jour quelques vingt ans plus tard, sous la forme d’environ quatre-cents pages d’analyses, critiques, insultes et railleries en tous genres, toutes dirigées contre les mêmes et seuls « réactionnaires de l’anti-art », « succédanés sous-marxistes, sous-dramatiques, sous-régissoraux et sous-englobants » qu’il n’a jamais cessé de combattre. En onze documents rédigés et publiés sur plus de quarante ans, le poète roumain entend ainsi dénoncer haut et fort l’imposture situationniste et combattre sur tous les terrains son plus célèbre promoteur, « crétin parasite » presque toujours désigné par de délicats euphémismes ou injures scatologiques et de bout ou bout considéré comme l’ennemi intime.
La petite histoire mérite à peine d’être rappelée. Jeune lettriste au tout début des années cinquante, Guy Debord (qui réalise en 1952 son célèbre film Hurlements en faveur de Sade) fonde rapidement au sein du mouvement une branche clandestine, l’Internationale lettriste, soucieuse de se débarrasser de son envahissant aîné : la rupture se radicalisera à l’occasion d’un événement demeuré fameux (l’affaire Chaplin et ses conséquences immédiates), les dissidents revendiquant le monopole de l’avant-garde authentique face aux excentricités mystiques dans lesquelles s’enfonce selon eux Isou. La rupture dès lors consommée, la nouvelle tendance pourra s’envoler vers les succès que l’on connaît, se transformant en Internationale Situationniste (juillet 1957) avant de se rendre célèbre par ses théories novatrices et d’accéder à une impressionnante mythification dès après son sabordage au début des années soixante-dix. Promis à une destinée plus obscure, Isidore Isou n’en baissera pas les bras pour autant : tout en poursuivant infatigablement ses abondants travaux théoriques, il n’aura de cesse de critiquer les conceptions de son ancien compagnon et de tous les situationnistes avec lui, accumulant au fil des ans une impressionnante littérature critique dans laquelle s’exprime avec une force peu commune son caractère tonitruant et génialement mégalomane.
Comme le note Marc Partouche dans sa préface, tout oppose Debord et Isou : le succès, certes, mais aussi le style (classique et essentiel chez l’un, foisonnant et excessif chez l’autre), la quantité (discrétion et retrait d’un côté, omniprésence polygraphique proudhonienne de l’autre), l’attitude (isolement délibéré ou impulsivité publicitaire incontrôlable), la démarche (critique, glaciale et implacable chez Debord, utopie inventive et titanesque chez Isou) ; un fossé les sépare, que révèlent dans toutes ses dimensions les textes anti-situationnistes d’Isou. Evidemment inégaux dans leur emphase et leur verdeur torrentielle, ils convaincront (ou pas) à des degrés divers : à peu près rigoureuse dans le commentaire systématique des propositions de la Société du spectacle, la critique l’est moins dans l’énorme Un degré plus bas que le jarrivisme et l’engoblant, duquel on tirera toutefois des enseignements aussi confus que passionnants sur le système isouien, une œuvre gigantesque dont le poète dissémine ça et là les fragments avant d’en donner peut-être, un jour, l’exposé complet (quelques milliers de pages sont déjà déposées à la BNF, et autant accessible en photocopie). C’est peut-être eux qui, au-delà de l’aspect proprement critique, font en définitive la valeur de ce recueil, lucarne ouverte sur une œuvre ésotérique colossale dont l’étendue dépasse probablement l’entendement, mais dont l’énergique description contient déjà à elle seule une irrésistible portée poétique.