Il y a, tout d’abord, cette façon unique d’entrer en musique. En faisant le tour, presque à distance -de souffle ; puis en y mettant la patte, à petites touches, effleurées, circonspectes. D’une patte de chat ; d’un chat qui aurait le poids, la force contenue d’un fauve. Un regard, une caresse de sculpteur. Mat ombre les gestes de son père, furtif, rasant. Ses hachures font jouer les éclairages, prolongent d’un halo ce son massif, épais comme une pelletée de glaise, un gravier jeté en flaques, massé, pétri, travaillé à la truelle et au couteau. Roulements, grêles ou simplement la verse d’un tombereau de coups et d’éclats, de froissements fiévreux : Randy Peterson accélère l’élan qui modèle, accompagne la vivacité du retrait. Ce trio à l’économie sans pareille évoque un écosystème fluvial, courants, mascarets, charroi d’alluvions, de fétus arrachés aux rives et déposés, repris, transports de masses qui se fixent ou se délitent au gré du flot d’énergie. Et soudain la butée sur un barrage de silence au détour d’un méandre. Chutes, pentes et biefs, les niveaux s’ajustent, les vases communiquent par glissements, déports, drains, par capillarité : ce qui se construit à trois peut se résorber en une voix, et celle-ci se ramifier à nouveau. Joe Maneri a débondé le système tonal. Sa musique s’épanche en subdivisions si fines que, la continuité des sons rétablie, les intervalles tremblent, vacillent en une instabilité liquide sans équivalent, toujours susceptibles de se déverser les uns dans les autres. La fuite est substituée au bond.
Cette mécanique des fluides s’accommode pourtant d’une infinie diversité des matières. Leurs vitesses relatives varient en fonction de leur viscosité : violon de vif-argent, ubiquiste, lenteur calculée du ténor, abrasif, cordes graves au grain large du violon baryton, clarinette chuintante, piano grêlant des œufs de pigeon. Elles s’affrontent, composent comme des forces, s’arriment en faisceaux tumultueux. Forment volume. Comme une cruche, ou les berges d’un grand fleuve, ce volume articule deux surfaces, l’une en creux, l’autre en relief. Mais la musique ne les reçoit pas, elle les projette et les donne. Ainsi qu’une sculpture, vision avant que d’être forme dégagée d’un bloc, ou accumulation dans l’espace, le résultat adhère à chacun des gestes minimes qui y conduisent, se reformule dans la durée, s’affine, erre et surgit, définitif, surpris. Joe Maneri possède, on l’a dit, la puissance du taureau et la détente féline. Pourtant le ton gémissant, blessé, sa douceur d’amouillante, cette plainte soumise qu’il lui arrive d’étirer longuement exprime le profond contenu spirituel de sa musique, le moins perçu peut-être encore que lumineusement exposé : celui d’une Passion. Et lorsque sa voix même tout à coup éclate, c’est en un sermon inarticulé, excès de sens, souffrance et joie mêlée, extase mystique qui tente de ménager sa place à la présence indicible. Toute la musique de Joe Maneri n’est en définitive qu’un immense gospel.
Joe Maneri (as, ts, cla, p, vcl), Mat Maneri (el v, bar v, alt), Randy Peterson (dm). Jamaica Plain (Ma, USA),19/10/1997 et Cambridge (Ma, USA) 20/11/1998.