Comptant parmi ceux qui ont appris l’exigence en musique auprès des plus grands (Art Blakey, Max Roach, Miles Davis), Gary Bartz a décidé de ne plus marquer désormais de pause entre les morceaux qu’il joue en concert, et de les enchaîner d’un même trait afin de conserver intacte l’énergie nécessaire à l’inspiration sur le vif. Manière aussi de saisir la magie qui se dégage entre les musiciens pendant la performance, au cœur de cette musique qu’il se refuse (à la suite de Ellington, Miles ou Mingus) à appeler « jazz » et préfère désigner comme « improvised composing » (soit composition improvisée ou par l’improvisation). Éloge de l’instant indéfiniment prolongé et volonté de montrer le plus honnêtement possible à quelle exigence est porté l’artiste musicien : une noble ambition, dont cet album est la première manifestation.
Le disque présente donc à l’état brut un set en continu enregistré dans un club new-yorkais, tel qu’il fut vécu sur le moment. Presque une heure de musique non-stop pour cinq morceaux seulement, portée à la vie par un quartet dans une forme éblouissante, et perçue comme un flux en forme de suite enivrante, alternant thèmes et variations. Nombreux sont les musiciens qui documentent déjà leur cheminement ainsi, mais ils se rencontrent plutôt parmi les pratiquants les plus radicaux de l’improvisation, aux marges du jazz. Ils sont plus rares dans la tradition à laquelle Gary Bartz peut être rattaché, où la recherche de l’interprétation parfaite est parfois une tentation. Or, depuis ses débuts, le saxophoniste occupe une position médiane, tenté par un certain dévergondage (gros son, vélocité toute en puissance, vitalité bouillonnante presque à l’étroit dans un alto, comme sur Soulstice) et le respect des standards, des codes de l’improvisation et des formes inventées par ses prédécesseurs (ainsi ses versions de But Not For Me de Gershwin ou Day dream de Strayhorn). Ce dilemme (cette dialectique ?) se retrouve tout du long du set, et peut-être est-ce là ce qui le rend aussi passionnant, créant une dynamique entre respect et affranchissement. Le quartet, composé de musiciens que le leader connaît bien, se montre à la hauteur de la difficulté : le batteur Greg Bandy assure un drumming d’une grande variété, mobile et vigilant (sur Eastern Blues il mène les musiciens aux confluents de l’Orient et du Sud états-unien) ; le contrebassiste Kenny Davis est immanquablement au bon endroit, d’une solidité à toute épreuve ; avec une rare aisance, le pianiste Barney McAll mêle les styles, marquant une prédilection pour le côté latin (Uranus de Walter Davis). Quant à Bartz, Éole du saxophone, il souffle dans son alto avec une inspiration de tous les instants, en marathonien de l’improvisation. Impressionnant et vibrant d’un bout à l’autre, comme les géants.
Gary Bartz (as), Barney McAll (p), Kenny Davis (b), Greg Bandy (dm). Enregistré live le 8 mai 1998 au Jazz Standard, New York.