Rien de neuf sous le Soleil noir de la Mélancolie Jean-Luc Godard reste le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé, jouant la force de sa pensée contre la vulgarité de l’époque, son absence de mémoire, son aphasie, etc. Il y a longtemps qu’on ne dit plus de ses films qu’ils sont « ennuyeux et incompréhensibles » C’est un slogan qui a marché un temps. Maintenant, on n’en dit presque plus rien. C’est le nouveau slogan. Quand il parle aux journalistes, le cinéaste ne dit plus que ça : « le cinéma nous habitait, eux, ils habitent le cinéma ». Première citation. Le cinéma n’intéresse plus.
Dans Eloge de l’amour, on entend cette phrase : « Chaque pensée devrait rappeler la ruine d’un sourire » : la pensée et le sensible, ensemble, font la valeur et la beauté des films-essais de Godard : beauté d’un livre et de son titre ; beauté d’une voix qui lit un texte difficile. Godard filme les livres en voie de disparition. Contre l’autodafé permanent, la Citation permanente. Et encore la beauté : « La mesure de l’amour, c’est aimer sans mesure » Saint Augustin. On a lu dans une critique (compte-rendu cannois) : « le dernier Godard bande mou ». Serge Kaganski. On lit n’importe quoi ; car, quand même, le sujet du film, ce n’est pas tellement l’érection !
Alors ? Sans doute, cet éloge de l’amour manque de flamme. C’est que le film est davantage un épisode de plus aux Histoire(s) du cinéma, qu’un nouveau projet. Magnifique sans doute, mais sans surprises. La suite musicale des images et des sons, le subtil art du rapprochement entre deux choses, marques du génie de l’artiste, s’exercent ici, mais ravissent moins. On retrouve pourtant l’atelier du maître et le désordre apparent du matériel, l’aspect sale de la palette aux couleurs mélangées ; tout Godard est là : citations éclairantes, voix qui se superposent, arrêt aléatoire de la bande-son, hommage à la peinture (Matisse, Rembrandt, Picasso), aux grandes figures résistantes (Langlois, Jankélévitch, Simone Weil), au cinéma oublié (Bresson) ; le plus fort surtout, ce qui a toujours importé au cinéaste : l’Histoire, à laquelle il se confronte ; histoire de la guerre et de la honte (1940-1945, Kosovo), de l’honneur (la Résistance), de la mémoire ouvrière (la « forteresse vide » de Billancourt), de l’Amérique ( les « étatsuniens » sans nom, voleurs d’histoires justement, parce qu’ils n’en ont pas). D’où vient la déception alors ? Peut-être de l’absence d’une voix, qui nous parle : celle de Godard qui manque terriblement, remplacé par celle de Bruno Putzulu, narrateur de talent mais à qui il manque un grain sonore qui fait trembler.
Que raconte Eloge de l’amour ? Par un procédé de mise à jour du film en train de se faire -toujours l’image du cinéaste au travail, chère à Godard-, le film montre le questionnement, les désarrois de Monsieur Edgar qui « projette » de faire un film sur l’amour, plus précisément sur un moment précis d’un des quatre temps de l’amour : la rencontre, la passion physique, la séparation, les retrouvailles. Peu à peu, alors qu’il cherche les acteurs et actrices capables d’incarner les trois âges -jeunesse, âge adulte, vieillesse- qui vont illustrer son propos, il rencontre un obstacle : l’impossible représentation du second âge. A partir de cet énoncé qui fragilise le projet -« un adulte, ça n’existe pas » – Monsieur Edgar va réfléchir et, à l’inverse de Picasso, chercher beaucoup et peu trouver. Bien sûr, la formulation initiale du propos par Edgar/Godard est prétexte à une réflexion qui embrasse beaucoup de choses selon le principe qui ouvre et clôt le film : « Pour penser à une chose, il faut penser à autre chose ». C’est ce qu’on fait pendant que les images défilent : on se dit qu’on a récemment revu Pickpocket et qu’on est bien seul à le trouver aussi beau ; on se dit qu’il faudrait lire Saint Augustin pour la belle phrase entendue ; mais qu’on a pas le temps. On se dit que chaque film de Godard est un peu la pénitence qu’on fait à la triste époque. Alors, c’est déjà fini.