Tiré d’un roman d’Elizabeth Taylor, Angel est, d’une certaine manière, à la fois le film le plus ambitieux de Ozon, et le plus cohérent dans son programme de cinéma, tel qu’il le scande haut et fort au moindre recoin du moindre plan. C’est un objet clos, qui fait sans cesse retour sur lui-même, et en un sens est très abouti. Une somme, en quelque sorte. Et un film particulièrement irritant pour cela, gavé de prétention. Ce programme, quel est-il ? S’enfoncer dans un entonnoir dont les parois sont colorées par Sissi impératrice, Sirk, le romanesque en technicolor, Minnelli, le mélo pur et dur. Y faire bouillir kitsch et ironie, férocité candide et vulgarité enchantée. Goûter le spectacle du baroque exalté. De rouge et de rose, en avoir plein les yeux. De violons et de larmes, se goinfrer.
Angel est une jeune provinciale dans l’Angleterre début de siècle qui rêve d’un glorieux destin d’écrivaine à succès. Encore adolescente, elle couche sur papier la passion, les fièvres, les douleurs qu’elle n’a pas encore connues. Pond des pavés pour mesdames, réalise son rêve. Inspiré de Marie Corelli, le personnage devient une sorte de pré-Barbara Cartland extravagante, richissime et entourée de chats, recluse dans la demeure devant le portail de laquelle, adolescente, elle fantasmait une vie de princesse. S’amourache d’un peintre considéré comme raté à son époque et qui aura la reconnaissance posthume dont elle sera privée.
La vie d’Angel est sauvage, elle-même est un monstre avalé par la voracité de son fantasme autiste, étouffé par le paradis sucré qu’elle a bâti seul. Alors Ozon voit les choses ainsi : pareil roman ne tiendrait qu’à la condition de mettre la mise en scène d’Angel-le-film au diapason de la mise en scène d’Angel-le-personnage. Régler entre eux les simulacres à la même hauteur. Que les robes soient très rouges, et les traînes très longues. Quand Angel arrive à Londres pour la première fois, émerveillée, la fourguer dans une fausse calèche posée sur fond de décors projetés grossièrement sur un écran. C’est qu’il importe par-dessus tout à Ozon de ne jamais couvrir d’ironie le destin d’Angel, de ne jamais tracer une ligne entre la mise en scène et le côté grotesque de sa vie -en un mot ne pas juger son personnage, comme on dit, mais s’enfuir avec lui. Programme qui recouvre, au fond, toute sa proliférante filmographie.
Pareil schéma vous saute à la gorge et s’avère immédiatement archi-prétentieux, tant Ozon fait mine que Sirk et d’autres n’ont pas existé tout en s’affiliant sans détour et sans ambiguïté à leur génie mélodramatique. Il entend désosser la complexité d’un genre qui n’en a pas du tout besoin, fait une sorte d’explication de texte du mélo pour nous prouver, en feignant de s’en priver lui-même, combien l’ironie en est le moteur. Démonstration tarte à la crème, vérité d’évidence, qui semble bien pauvre à quiconque a vu le moindre Sirk, où l’ironie est à la fois infiniment plus subtile et infiniment plus irradiante que chez Ozon. Sa malice finit bien sûr par se retourner contre le cinéaste, qui fonce tête baissée, sûr de son coup, et ne regarde bientôt plus son histoire à force d’être courbé sur elle. Quant à Angel, le roman de sa vie nous devient assez vite insupportable : ni empathie, ni rejet vis-à-vis d’elle, juste une distance indifférente, installée par une mise en scène qui veut tout et rien à la fois, prétend épouser une trajectoire qu’elle ne fait que survoler péniblement, par trop d’assurance et de tactiques dépourvues de franchise.