Roman intimiste, Une chambre après l’autre est le récit touchant de la perte. Perte de l’innocence, de la virginité, perte de temps et fatalement de soi. Bien que rarement nommé, sauf dans les quelques lignes extraites du Code Pénal, l’inceste dont Cécile, l’héroïne, est victime n’est pas réellement vécu comme un crime, ni comme un attentat à la pudeur. Celle-ci refusera même de porter plainte, malgré l’insistance de sa mère.
Enlevée avec son consentement par un père adoré mais volontairement tenu à l’écart, Cécile, alors âgée de douze ans et habitée par des sentiments confus, ne peut guère résister à la tentation de tout entreprendre pour être aimée. Aller jusqu’à caresser naïvement le « petit animal sans poil » d’un papa qui rechigne à être appelé ainsi – ce qui nourrit la confusion – , rentre tout naturellement dans ce désir de faire plaisir. En tout cas, l’héroïne prend a priori goût à cette initiation, bien précoce, mais surtout inavouable, aux techniques de la masturbation, tant et si bien qu’elle n’aura de cesse, ensuite, de les perfectionner une chambre après l’autre, d’un homme à l’autre. Mue par ce qu’elle croit être un amour infini pour un père qui l’a perdue, Cécile ne se lasse pas de le chercher dans chaque nouvelle conquête, en chaque inconnu auquel elle s’abandonne. C’est ainsi qu’elle va finir par tomber amoureuse du manque, par vivre dans l’attente et la frustration. « Résignée, elle travaille pour passer le temps et se perd le reste du temps ». En effet, analyse le narrateur à un moment phare du récit, « elle n’a plus rien à perdre ». Même sa propre mère, indiscrète, possessive et étouffante l’accable de questions pressantes, sans même deviner sa souffrance. Le seul recours dont dispose alors Cécile pour tenter de « dissiper son scandaleux secret » est d’invoquer un Dieu incertain, à qui elle essaie tantôt de dire adieu. Comme pour éloigner tout espoir et convaincue en somme qu’il n’y en a aucun.
Caroline Thivel a su manier un vocable simple, frais et empreint de pureté pour dépeindre avec sensibilité le parcours d’une écorchée vive promise à un avenir instable et décousu. Toutefois de cette simplicité et de cette candeur apparentes émane étrangement et assez rapidement une crispation anxieuse. Car l’inceste et ses incidences ne sont révélés que graduellement. Mais, paradoxalement, même s’il est révoltant en soi et que l’on souhaite le voir puni à tout prix, l’inceste perd ici ses contours terrifiants. On oublierait presque son caractère criminel si l’on n’était pas amené à s’apitoyer sur la jeunesse gâchée de cette jeune fille paumée, qui se perd en se conduisant comme une fille de joie. Tout jugement moral est écarté au profit d’une analyse psychologique fine et nuancée. On erre avec Cécile d’une page à l’autre au confins de sentiments emmêlés et d’une souffrance sans nom. Et, en refermant cet ouvrage somme toute dérangeant, aux accents doux amer, on ne peut qu’éprouver un léger malaise.