Insaisissable Kenny Werner, qui n’hésite pas à sauter d’acrobaties monkiennes en méditations baroques, rebondissant sur quelque thème pop avant d’aller faire son marché aux standards : enthousiasmant programme que celui de ces trois soirées captées en novembre dernier au Sunset avec Johannes Weidenmüller (contrebasse) et l’omniprésent Ari Hoenig (batterie), partenaires attentifs d’un Kenny Werner dont la vituosité, le goût et la constante imagination apparaissent ici avec un rare éclat. Le voile est levé sur une partie des influences de ce pianiste à peine quinquagénaire, natif de Brooklyn et sideman jadis fort prisé par bon nombre de pointures -Mingus, Henderson ou Chico Freeman, pour n’en citer que trois : les titres sont d’ailleurs pour le moins explicites, qui saluent Thelonious Monk (Amonkst) pour commencer et Bill Evans pour finir (Bill remembered puis Time remembered). Entre les deux, la palette des choix et des couleurs s’agrandit : Miles Davis, Herbie Hancock (sublime Dolphin dance), mais aussi Eric Clapton (Tears in heaven) et Jean-Sébastien Bach, dont il reprend sur près de douze minutes la Sicilienne, abolissant la frontière entre fidélité à la partition et prolongements improvisés.
Quel que soit le registre, Werner semble s’ouvrir à tous les possibles et accueille l’inspiration d’où qu’elle vienne : on pense tour à tour au Jarrett méditatif des meilleurs moments, au Corea des improvisations solitaires et aux délicatesses savantes du dernier Bill Evans, quelques traits brésiliens ou caraïbes fugitifs et inattendus venant souligner la richesse de l’imaginaire du pianiste. Une créativité éblouissante qui contamine rapidement les irréprochables Weidenmüller et Hoenig, auxquels le leader ne réserve pas que l’arrière-plan rythmique (splendides solos du batteur). Form and fantasy : des cadres finalement plutôt conventionnels pour le déploiement d’une poésie sans limites, l’imaginaire se nourrissant en définitive des formes imposées pour mieux les dépasser. Première référence du label Night Bird Music, lancé par Jean-Jacques Pussiau dans la lignée du défunt Owl Records (dont on réédite aujourd’hui une dizaine d’enregistrements), voilà un disque presque parfait. Presque, par simple prudence : une mention discrète au dos de la pochette nous informe qu’il y aura une suite. Peut-être encore plus belle, si la chose est possible.
Kenny Werner (p), Johannes Weidenmüller (b), Ari Hoenig (dm).