Romancier complexe et polyglotte, enclin à la spéculation littéraire, Nabokov n’a jamais fourni une matière facile pour le cinéma. Sa collaboration avec Kubrick, à notre connaissance la seule incursion de l’auteur dans l’écriture de scénario, s’est d’ailleurs conclue par un divorce (positif, bien que radical) entre l’oeuvre écrite et filmée. L’adaptation de La Défense Loujine, le plus célèbre roman de la période russe, avec deux vedettes du cinéma indépendant en tête d’affiche, laissait craindre un pesant mélodrame littéraire révisant au rabais cette oeuvre à l’ambition dostoïevskienne. Dépeindre avec les moyens habituels du cinéma l’univers mental d’un joueur d’échecs, un homme handicapé par son génie et sa passion dévorante pour l’abstraction, réclamait beaucoup d’astuce et d’audace.
Marleen Gorris -déjà auteur d’une adaptation de Mrs Dalloway– a cédé dans une large mesure aux artifices romanesques. Malgré une mise en scène élégante et de belles séquences (notamment celles ayant trait à l’enfance de Loujine), le film ne parvient jamais à trouver une forme qui lui soit propre, qui exprimerait une vision personnelle de l’oeuvre. Le seul parti pris semble être l’asservissement à l’atmosphère italienne, sans que ce décor splendide (le lac de Côme et la petite ville de Bergamo, dans les années 30) ait de réelle valeur dramatique. Mais la plus grave erreur réside dans le casting : le contre-emploi de John Torturro, longtemps surestimé pour avoir joué l’écrivain torturé chez les frères Coen, se révèle bien vite artificiel, l’acteur se contentant de singer le malaise de Loujine par un éternel rictus d’incompréhension et une démarche d’hurluberlu. Emily Watson fait ce qu’elle peut pour se dépêtrer de ce rôle de bourgeoise émancipée, mais ne parvient jamais à communiquer de trouble intérieur. Ce sont donc les seconds rôles (Géraldine James et Christopher Thomson) auxquels profite une direction d’acteur délicate, sinon inventive.
De manière générale, La Défense Loujine est une pieuse illustration de Nabokov, qu’il arpente en surface sans se risquer à mesurer ses profondeurs. Le film peine ainsi à restituer la véritable dimension de l’oeuvre, qu’il résume plus qu’il ne l’explore.