Groucho Marx, paraît-il, le vénérait plus que n’importe qui ; Jack Benny, le célèbre comique américain, le tenait de son côté pour plus drôle encore que Robert Benchley et S.J. Perelman, les deux vedettes du crazy humor qui ravagea l’Amérique des années vingt et trente. On connaît pourtant bien mal l’œuvre du canadien Stephen Leacock (1869-1944), brillant intellectuel qui, parallèlement à une longue et féconde carrière de professeur d’économie et de sciences politiques à l’Université McGill de Montréal (on lui doit quelques ouvrages érudits on ne peut plus sérieux sur l’économie politique et la justice sociale), pondit une bonne vingtaine de livres humoristiques dont on lui réclamait des lectures aux quatre coins des Etats-Unis. L’édition anglaise de Literary lapses (Erreurs littéraires, un recueil de ses articles), en 1910, le rend populaire à Londres et ouvre une perspective internationale à sa carrière d’auteur à succès. Jointes à ses penchants universitaires, ses facultés comiques le poussent un jour à rédiger un manuel d’humour (!) intitulé Humour, sa théorie et sa technique (1935), livre dans lequel il tente d’expliquer comment fait l’humoriste pour obtenir de son auditoire ou de son lectorat qu’il se bidonne. Une tentative pour le moins étrange, qu’il justifiait pour sa part avec son aplomb habituel : « Se fendre d’un traité scientifique sur le folklore de la Chine centrale ne pose aucun problème. Mais écrire quelque chose créé par notre esprit, que l’on n’apprécie que pour sa valeur littéraire, c’est là une tâche beaucoup plus ardue ». Et d’ajouter qu’à titre personnel, il aurait préféré écrire Alice plutôt que les vingt-cinq tomes de l’Encyclopedia Britannica.
L’Ile de la tentation rassemble six nouvelles extraites de ses deux plus célèbres recueils : Nonsense novels (1911) et Winsome Winnie (1920). Il s’y livre à la parodie avec une sobriété et un flegme absolument parfaits, démarquant avec perfidie des genres canoniques dont il exagère ou caricature joyeusement les ingrédients, jusqu’à l’absurde si besoin. Comme le remarque le traducteur Thierry Beauchamp dans sa postface, ses histoires burlesques et gaiement nonsensiques jouent à loisir du cliché, de l’enchaînement foireux, du retournement invraisemblable et du cliché. Avec un sens de l’observation et un détachement croustillants, Leacock recycle dans ses textes la stupidité des répliques toutes faites et des attitudes spontanées de ses contemporains, tout en y instillant la dose d’exagération qui la fera éclater au grand jour. Il se moque donc ici du fantasme de l’île déserte dans l’histoire d’un homme qui échoue avec une charmante inconnue sur une plage inhabitée, de l’imagerie des mariages (heureux et malheureux), de la tragédie chevaleresque et du grand drame à la russe ; si son penchant prononcé pour le grotesque et l’énormité le rattachent à la tradition du comique américain dont Mark Twain est le patriarche et James Thurber l’héritier, le charme discret de ses allusions et sa manipulation virtuose du sous-entendu font de lui un humoriste britannique (par adoption) à part entière. Les amateurs s’y retrouveront.