Premier roman de John Knowles, mort en 2001, Une Paix séparée (publié initialement en 1959 aux Etats-Unis) reste un livre culte, objet de deux adaptations au cinéma et à la télévision. Livre culte dans le sens, surtout, de « roman générationnel » : l’histoire se déroule dans l’internat de Devon, entre 1942 et 1943, alors que l’entrée en guerre des Etats-Unis dans le second grand conflit mondial menace une jeunesse insouciante et très éloignée du théâtre des opérations. Le narrateur, Gene, revient sur les lieux de son adolescence au début du roman, puis la nostalgie nous projette avec lui dans son passé, et ce pour le reste du livre. Le thème est sans doute surexploité dans la littérature, mais il est efficace : l’amitié fusionnelle de deux adolescents et sa part d’amour, de rivalité, d’initiation et de tragique. Phineas, le meilleur ami de Gene, est un être lumineux, spontané, séduisant, léger, gracieux, généreux, pur et fantaisiste ; un génie de vivre évident l’anime. Durant cet été 1942, il entraîne l’internat dans des défis et des jeux exaltants, exprimant à merveille toute la légèreté, l’inconscience et la passion de leur âge qu’une guerre proche et lointaine voudrait gâcher : la « supersociété du suicide du trimestre d’été » ou le « Blitzball » (entre la Blitzkrieg et le base-ball) éclairent de leur folie le collège de Devon. « Durant l’été 42, il n’y avait pas grand monde sur terre qui pouvait se permettre de vivre égoïstement, et je suis bien content que nous ayons pu en profiter ». Si Phineas est le plus sportif et le plus rayonnant, Gene, quant à lui, est plus intellectuel et introverti. Bientôt une sorte de rivalité, de concurrence fantasmée, vient sournoisement brouiller la perfection de ses liens avec Finny. Jusqu’au drame : alors qu’ils vont sauter de la branche élevée d’un arbre pour plonger dans une rivière, Gene fait trembler la branche, Phineas perd l’équilibre, tombe et se brise la jambe.
Le roman entre alors dans un second temps. Les espoirs de Phineas de devenir un grand athlète sont morts, il entraîne désormais son ami pour le remplacer aux Jeux Olympiques de 1944. Gene culpabilise mais Phineas, si pur et si confiant, ne croit pas son ami vraiment responsable de son infirmité. Il prétend que la guerre n’existe pas, qu’elle a été inventée par les « vieux plein de soupe » pour embêter leur jeunesse et tente ainsi, artificiellement, de prolonger cette « paix séparée ». La guerre, toutefois, ronge inexorablement cette insouciance : le pays recrute, et précisément dans leur tranche d’âge. Les élèves parlent de s’engager ou non, la situation mondiale les rattrape. Très subtilement, alors que la guerre extérieure délabre le cadre rassurant de Devon, une guerre intérieure délabre l’innocence et l’amitié : c’est ce qui confère sa gravité sourde et psychologique à ce roman d’adolescents, tout en faisant songer à la terrible phrase d’Oscar Wilde selon qui « chaque homme tue ce qu’il aime ». On comprend qu’un faisceau d’éléments a été réuni dans ce livre pour en faire, contextuellement, le livre culte d’une génération. Aujourd’hui, d’un point de vue strictement littéraire et avec un certain recul, mérite-t-il encore ce statut ? Non. Une Paix séparée reste un bon roman à la narration parfaitement classique, bien mené, bien écrit, émouvant. Rien de plus, mais rien de moins non plus.