Les « méchants » de la littérature italienne, cette jeunesse cannibale à l’appétit d’ogre qui avait semé panique et pagaille dans le monde assoupi des lettres transalpines, ne déchaînent plus de controverses enflammées. Mais leurs canines sont encore bien aiguisées. Preuve en est le dernier roman de Niccolò Ammaniti, Et je t’emmène.
L’attirail pyrotechnique de l’allègre dynamitage de sa nouvelle Dernier réveillon a été mis au rancart, mais son nouvel arsenal, déjà en cours de fourbissage dans Le Zoologiste, gagne en puissance létale. Il n’explose plus rageusement les néfastes et les mesquins, il dissèque la conscience, les comportements et les sentiments humains. Renouant avec sa formation de biologiste, Ammaniti étudie minutieusement, examine au microscope, joue du scalpel. Sa chronique d’un village toscan apparaît comme la reconstitution en laboratoire d’un microcosme exemplaire où s’agitent des monstres ordinaires, des spécimens communs de la médiocrité, des représentants de la banalité de la bêtise. Pour parfaire les conditions d’expérimentation, il y introduit, telles des souris dans un vivarium, quelques individus échappant à l’abrutissement ambiant, un Calimero sanglant et une Cendrillon trahie. Il inocule même à quelques-uns de ses stronzoni (sales cons) un peu d’amour, de compréhension et de lucidité : histoire de voir comment le marigot réagit à ce traitement de choc.
Enfilant la blouse d’un savant fou, l’auteur note scrupuleusement ses observations entomologiques et éthologiques dans un style professoral parodié. De doctes et pertinents commentaires à la façon du grillon parlant de Pinocchio alternent avec d’acides et sarcastiques réflexions, dignes du présentateur zombie de Creepshow. Construit comme un scénario, le roman d’Ammaniti emprunte à la culture populaire (mangas, comics, dessins animés, cinéma, littérature de genre, émissions télé) images percutantes et références décalées.
Oscillant entre l’hilarant et le sordide, le grotesque et le pathétique, Je t’emmène tient du « conte de fées avec des dents », de la fable trash sans merci et sans morale, de l’histoire pour enfants pervers. C’est aussi un roman de formation sensible et sans concession, tendre et cruel. Une initiation féroce à un monde livré à la prédation impitoyable et réciproque, où l’adolescence n’est qu’un passage violent et douloureux, une plaie à jamais ouverte. Un univers hanté par des hordes d’affreux, sales et méchants qui se font bourreaux et fossoyeurs des rêves et des espérances. A ceux qui ne veulent pas rejoindre le troupeau ou la meute une seule conclusion s’impose tragiquement : « pour combattre une chose mauvaise qu’on a en nous et qui grandit et nous transforme en bêtes », il est parfois nécessaire de sacrifier sa propre vie. De plonger les mains dans le sang plutôt que dans la fange.