Les mélodies de Ravel participent à la fois d’une tradition typiquement française et d’un modernisme propre à satisfaire les désirs les plus avant-gardistes. La comparaison entre Sainte sur un poème de Mallarmé et les Trois chansons madécasses est instructive. D’un côté, on admire le raffinement harmonique (accord terminal) et l’accompagnement liturgique ; de l’autre, la formation résolument originale (flûte, violoncelle, piano et voix) et le traitement fabuleux des timbres transportent l’auditeur dans des terres inexplorées. La voix reste cependant le dénominateur commun, toujours souveraine. Il y a une prégnance de l’univers poétique dans cette musique qui confine à la magie ; ainsi les Trois poèmes de Mallarmé qui ouvrent cet enregistrement constituent-ils trois irréductibles chefs-d’œuvre dans lesquels l’oreille veut sans cesse replonger. Ce Soupir qui ouvre ce cycle semble poser les jalons instrumentaux de la musique électro-acoustique (arpèges sul ponticello d’un quatuor à cordes) à venir. Il n’y a pas chez Ravel de déchets ; chacune de ses compositions est le résultat d’une même démarche rigoureuse et classique.
De plus, Ravel se fait ici, parallèlement à ses contemporains les plus hardis, Stravinsky et Schönberg, le défricheur de nouvelles sonorités, de nouveaux rapports entre voix et musique. La leçon dispensée par Moussorgski l’a sans aucun doute marqué durablement, mais comment ne pas admirer l’étrangeté de la diction à la fois simple et affectée qui constitue les Histoires naturelles. Ravel ressentait sans doute que la voix serait l’enjeu fondamental de l’après-1945, que texte et musique constitueraient l’axe majeur des recherches contemporaines. Aussi doit-on absolument connaître et écouter jusqu’à plus soif cette musique.
L’interprétation de François Le Roux, docteur ès mélodie française, et de Pascal Rogé s’impose d’emblée par son profond respect, sa noblesse d’esprit. L’articulation du chanteur colle au plus près des inflexions mélodiques, usant plus volontiers d’un parlé-chanté que d’un chanté-parlé. La saveur de son timbre (harmoniques et résonances riches) leur confère par ailleurs une touche de surréalité. Les Trois chansons de Don Quichotte à Dulcinée sur des textes de Paul Morand deviennent alors les mots d’un être humain marginalisé. L’accompagnement de Pascal Rogé n’est jamais décoratif, distillant les accords avec des doigts de cristal. L’ensemble instrumental des Trois poèmes de Mallarmé s’acquitte plus qu’honnêtement de sa tâche, rendant sans fards la complexité des effets acoustiques. En somme, Le Roux s’impose progressivement comme le descendant direct des immenses Gérard Souzay, Pierre Bernac et Bernard Kruysen. Après quelques années d’errance, la mélodie française tient enfin son chantre.
François Le Roux (baryton), Pascal Rogé (piano), Quatuor Castagneri (Mallarmé), Michel Moraguès (flûte, Mallarmé et Madécasses), Patrice Kirchof (flûte, Mallarmé), Yovan Markovitch (violoncelle, Madécasses), Antoine Marguier, Michel Westphal (clarinettes, Mallarmé), Tommaso Placidi (direction instrumentale, Mallarmé). Enregistré en mai 2000 à la Chaux-de-Fonds (Suisse)