Kill Bill, le quatrième opus de Quentin Tarantino, risque fort de décevoir ceux qui voyaient en Jackie Brown une étape majeure dans l’oeuvre du cinéaste. Beat’em-up martial et sophistiqué, le film se contente d’appliquer avec une incroyable pureté les lois de l’attraction / répulsion qui régissent le cinéma d’action chorégraphique de l’Asie des années 60-70. Une blonde vengeresse (Uma Thurman) et cinq targets placées avec un soin de métronome aux quatre coins du métrage comme autant de balises menant au climax final : l’argument est simple, puéril, mais le traitement bénéficie d’une maîtrise et d’une précision à nulle autre pareille. En somme, rien de surprenant : une implacable démonstration en forme de ballet virtuose, jouissif et multicolore.
On peut ne voir là que le résultat de multiples cauchemars de cinéphile boulimique et prêt à éclater. Nostalgie d’un âge d’or du cinéma de sabre et de kung-fu, plaisir régressif de la citation, systématisme d’un indigeste copier-coller : il y a bien un peu de tout cela dans Kill Bill, mais aussi beaucoup plus. La grande réussite du film, c’est sa façon de dépasser la grande parabole digestive -cinéma qui ingurgite et déglutit en vase clos- pour ouvrir sur un espace tellement saturé qu’il finit par s’affranchir pour de bon de sa logique référentielle. Le refus de la mélancolie, la dynamique ébouriffante des plans, qui transcende plus qu’elle ne reproduit bêtement, est à la source du cinéma de Tarantino : comme si l’énergie d’un désir frénétique et déstructuré empêchait continuellement la citation de coller, le mélange de prendre, la posture de figer. Quelque chose ne s’arrête jamais dans Kill Bill, et si le film n’hésite jamais à dilater ses scènes à l’extrême, il repart toujours de plus belle, rebondit en rafales et déplie ses tableaux comme autant de munitions inépuisables.
Multiplicité des formes et des régimes d’image, kaléidoscope de visions surpuissantes : l’ambition faussement mégalomane de Tarantino est de tout recouvrir en gardant toujours à l’esprit la conscience de l’impossibilité de la tâche. Il faut alors, et très vite, passer à un au-delà de la stricte référence. C’est le sens à donner à l’étirement sensuel et magnétique de certaines séquences (découverte du sabre, trajets en avion ou moto, durée à la Leone) et aux principes de féminité et de glamour qui sous-tendent tout le film. Cet érotisme, magnifié par la sublime O-Ren (Lucy Liu), par lequel vibre Kill Bill huile et alimente ses rouages trop secs, fluidifie à outrance la structure décharnée du film. Délice visuel et musical autant que pur film-prototype, Kill Bill témoigne d’une candeur et d’un panache phénoménaux. Un chef-d’œuvre.