L’Europe centrale vénère les Echecs. L’écrivain viennois Stefan Zweig évoquait déjà cette fascination pour la petite armée en bois dans son Joueur d’échecs. Dans Partie remise, Thomas Glavinic, écrivain germanique, qui atteint à 15 ans le rang de numéro deux des joueurs d’échecs autrichiens dans sa catégorie d’âge, nous raconte un univers qui lui est familier. Il retrace la confrontation, en 1910, entre le challenger Carl Haffner et le champion du monde Emanuel Lasker. Les dix parties très serrées de ce championnat sont entrecoupées de quelques passages rétrospectifs destinés à construire la biographie du challenger, un homme aimable, modeste, souvent replié sur lui-même et véritablement possédé par le jeu.
Bien plus que l’affrontement devant l’échiquier, dont le sens n’est accessible qu’à quelques rares initiés, c’est la confrontation en elle-même qui attire un public de badauds curieux de voir deux grands maîtres à l’épreuve. Car ils attendent que cette compétition leur apprenne à parer à toutes les situations conflictuelles. Le jeu d’échecs est en effet sans cesse comparé à la vie, sauf que dans un jeu, par définition, les conflits se résolvent, s’achèvent toujours par la victoire de l’un des deux protagonistes. Le dénouement des conflits de l’existence n’est pas aussi tranché ; on peut difficilement renoncer et dire « partie remise ». Et pourtant certains mécanismes analogues s’enclenchent : l’importance du paraître, la loi du plus fort, la propension à la médisance. Que l’on ne s’étonne donc pas que quelqu’un de trop humain, qui a l’habitude de concéder des « nulles » par compassion, ne puisse devenir champion du monde. Seul un être solide et craint peut gagner. Si le challenger veut mériter le titre de champion du monde, il en redoute cependant les inconvénients : le devoir de ne pas décevoir ou l’obligation de faire sans cesse ses preuves. En s’écartant de son jeu habituel de défenseur, il prend un risque, quitte à être incompris, et perd.
Avec un art consommé du récit et une inégalable lucidité, Partie remise nous brosse donc le portrait édifiant d’un joueur opiniâtre, mais obnubilé par le seul combat lui-même, au point de ne vouloir ni céder, ni véritablement gagner. Si certains événements sont retranscrits avec ingénuité, celle-ci n’est que feinte. En filigrane, on sent l’expérience d’un homme qui maîtrise son sujet pour avoir sans nul doute éprouvé lui-même ces luttes qui répriment toute forme de faiblesse. Enfin, Thomas Glavinic parvient à nous convaincre que le jeu d’échecs, parfois assimilé à « un jeu de guerre », est également un art. Si « un maître d’échecs emploie autant de force et d’imagination pour chacun de ses coups qu’un poète pour chaque mot de chaque phrase », il ne joue pas mais construit ses parties. Il souffre en produisant chaque nouveau coup, pèse à chaque fois les conséquences de ses actes. Et chacun d’entre eux a un sens précis. Ainsi la partie qui en découle, loin d’être uniquement le reflet de l’agilité et de la haute technicité de ses émules, va jusqu’à sublimer les actions et réactions humaines.