Le cinéma selon Muzaffer, réalisateur fauché, c’est avant tout une histoire de famille. Un ami assistant à la limite, mais pour le reste, parents et cousins se doivent de cumuler les fonctions, devant et derrière la caméra. Choix qui relève à la fois du système D et d’une belle croyance en la cinégénie des êtres aimés, parce que ce sont toujours eux qu’on filme le mieux. Ainsi, dans le regard d’artiste de Muzaffer se lit déjà un certain cheminement nostalgique : retrouver sa ville natale et capter les images d’une mère et d’un père vieillissants afin de pouvoir garder en mémoire une expression ou un sourire impromptus. C’est ce côté éphémère des êtres et des choses que Nuri Bilge Ceylan sait rendre avec le plus de force, car autour du clan de Muzaffer gronde l’angoisse de la disparition, celle d’une génération comme de son environnement. Voilà pourquoi le paternel veille jour et nuit à son champ et à ses arbres, sous la menace d’un saccage par les autorités turques. En attendant de mourir, la forêt demeure le lieu d’une solennité apaisante, où le soleil et le vent bercent les dormeurs qui succombent d’autant plus facilement à l’ivresse de la paresse.
Nuages de mai évoque le cinéma iranien sur bien des points, que ce soit par sa mise en abyme (le film dans le film, procédé kiarostamien par excellence), l’importance accordée au paysage ou aux personnages enfantins. En l’occurrence, le jeune Ali recoupe à peu près toutes les caractéristiques de ses alter ego persans : l’obsession d’un objet (ici, une montre musicale), une allure de petit ange triste ainsi qu’une naïveté mêlée de douleur et d’entêtement. Mais l’enfant apparaît en premier lieu comme la figure du relais entre tradition et modernité, fascinée par les appâts du capitalisme tout en vivant peut-être les dernières années d’une végétation luxuriante, d’un monde où il est encore possible de s’amuser avec une tortue ou de veiller près d’un feu de camp.
Parce que Nuri Bilge Ceylan filme la forêt comme personne, Nuages de mai échappe au danger d’un discours convenu et atteint même une indéniable intensité lors de ses séquences les plus contemplatives. Il manque toutefois au cinéaste, dont c’est seulement le second long métrage, une véritable ambition plastique pour parvenir à l’égal des meilleurs conteurs iraniens. Mais parions que cela ne saurait tarder au vu de ces sublimes prémices naturalistes et de la générosité qui en découle souvent, au gré des feuilles ou des visages.