C’est le dernier écrivain du XXe siècle (mis à part Céline, dont la publication des pamphlets aura bien lieu un jour) à rouvrir le plus inutile des débats littéraires français : peut-on défendre des auteurs dont l’attitude politique témoignera toujours en défaveur de leur oeuvre, au point de la nier aux yeux de la postérité ? « Entre les opinions et le talent, entre esthétique et éthique, les malheureux se débattent et se déchirent » répond Paul Morand dans son Journal. Il a 84 ans et retranscrit quotidiennement, sans jamais rien corriger, l’histoire d’un présent pris en étau entre un passé imposant (Proust côtoie Vichy) et un avenir envisagé avec pessimisme. A l’heure des bilans qui jalonnent les deux tomes de ce Journal inutile, l’auteur de New York se révèle imprégné d’une immense puissance de vie. Derrière la vélocité et l’acuité du style, se cache en réalité une méditation latente sur toutes les incarnations du temps (paysages, objets, rencontres), et, au passage, une dénonciation de sa légende pesante d' »homme pressé ». Très vieux, mais physiquement béni, il voyage encore énormément : Europe, Orient, Amérique. Il n’arrête jamais de lire, publie encore, propose à l’incapacité littéraire ambiante de nombreux sujets de nouvelles, réexamine toute sa vaste culture, vit à l’écart dans les assemblées, médite sa mort et encaisse difficilement celle de son épouse (« Elle fut ma maîtresse et mon maître »).
Le souffle de ces pages est féroce, résolu, désespéré. Morand tire à bout portant et règle leurs comptes à ses contemporains, à tel point que les éditeurs ont cru bon de masquer certaines identités par peur du scandale. Résistants, académiciens, écrivains (comme ils sont nombreux, d’ailleurs), tous prompts à balayer la partie honteuse de leur passé, se verront vite rappelés à l’ordre par le plus renseigné des juges. Ses vrais confesseurs sont les mémorialistes ; il y revient avec obstination car eux seuls lui exposent le « dessous des cartes » de l’Histoire, cette « tempête figée », et lui font entrevoir, à l’instar de Saint-Simon, le « joint des choses ». Or l’Histoire officieuse dont la comédie obnubile le Morand artiste, aboutit, lorsqu’elle est officielle, au drame du Morand politique ravi de participer au pire. C’est un des grands aveux de ces huit années ; le seul qui amène leur auteur à remettre en cause tout un pan de son existence. « Anarchiste conservateur, en moi le conservateur l’a emporté ; la vie sociale a été la plus forte », écrit-il à des étudiants suisses en 1969, manifestement navré qu’un tel asservissement -paradoxal chez un être aussi libre, sensuel, solitaire- ait assombri le créateur. De Vichy, les pages du Journal inutile rapportent de l’amertume, de la rancoeur mais pas une once de remords. L’antisémitisme, le racisme et l’homophobie sont ici parfaitement confirmés, bien que Morand, et c’est un fait, s’avère l’antisémite, le raciste et l’homophobe le plus fréquentable et le plus fréquenté. Rien ne saurait donc minimiser le grandiose de ces deux tomes. Au contraire. Paul Morand est notre dernier classique ; c’est une perle rare dans un océan littéraire dénué de poussées stylistiques et d’ouverture sur le monde. La (re)lecture de l’oeuvre gagne à se doubler d’une exploration attentive de ce testament écrit, sans le savoir, pour les générations à venir, par celui qui fut, sa vie durant, les vingt-quatre fuseaux horaires à lui tout seul.