Senior service était une marque de cigarettes, celles que fumait nonchalamment l’éditeur transalpin Giangiacomo Feltrinelli, personnage mythique du monde politico-littéraire de l’Italie d’après-guerre. A l’image d’un mégot pas fini, cet homme a vu son existence écourtée, à l’âge de 46 ans, dans une étrange explosion, un soir de 1972. Une punition par le feu à laquelle répondent les cendres du temps semées par le fils (de) Feltrinelli, Carlo -aujourd’hui lui-même éditeur et qui signe ici une étonnante biographie romanesque consacrée à son géniteur. En règle générale, le genre endeuillé façon « Mon père, ce héros » relève de la pente savonneuse, laquelle accouche d’innombrables élégies psycho-familiales sentimentalement inattaquables, mais littérairement « boulets » (voir Le Zubial d’Alexandre Jardin). On saluera alors d’autant plus la performance de Feltrinelli fils, dont la réussite se mesure à un génial intitulé tabagique, véritable « Rosebud » rital, résumant à merveille l’opus : un « Senior » qui évoque un grand monsieur (un père aussi) ; le « Service », celui qu’on rend à autrui, à la fois asservissement et processus de libération, et cette alliance linguistique entre les deux mots, métissage des langues, des cultures, des doxas. Il faut dire que la vie du bonhomme constituait un admirable matériau romanesque. Dandy plutôt aisé, Giangiacomo Feltrinelli fut l’un des plus gros soutiens (financiers, notamment) du PCI de l’Italie post-mussolinienne, mais qui, paradoxalement (est-ce, rétrospectivement, un paradoxe ?), publia quelques auteurs « soviétiquement » incorrects. D’où une suspicion tant de la part du Kremlin que de la CIA, voire de la droite italienne qui l’accusa plus tard de terrorisme et de proximité avec les Brigades Rouges. L’éditeur du Docteur Jivago dans la contrée d’Italo Calvino, qui rencontra aussi bien Fidel Castro que Garcia Marquez, n’oubliait cependant pas d’être un papa attentionné, jusque dans son absence.
Si l’on est sans cesse fasciné par ce récit, c’est parce que l’ex-petit Carlo a réussi à transformer un père en un inoubliable personnage de fiction, tout droit issu d’un pavé de John Le Carré ou Mario Puzo, avec tout ce qu’il faut d’emprunts d’identité, de vestes qui se retournent, et tutti quanti. S’il n’est pas un immense styliste, force est de constater que l’auteur possède en échange un sens aigu de la construction. En courts chapitres, il joint avec une acuité remarquable, et dans un foisonnement de détails évitant tout effet lacrymal, témoignages et lettres, théories et zones d’ombre. Le récit prend par instants une tournure paranoïaque digne de James Ellroy. A l’image du yankee, l’écrivain italien s’est attaché à restituer, méticuleusement, jusqu’à l’obsession, le climat historique et politique, ô combien fouillis, du moment. D’où, in fine, un sentiment d’étouffement, de saturation et d’absolue fascination. Le souffle épique de Senior service prend alors toute sa dimension, tragique et belle. A l’image de cette couverture, photo verdâtre foncé de la sacro-sainte trinité familiale Feltrinelli, qui semble nous dire « Amarcord » (« je me souviens »)…