Le jour où Mick Jagger est mort, c’est à lui que Keith Richards a téléphoné en premier pour lui proposer de tenir le micro au sein des Stones. Il faut dire que Graham Parker n’est pas n’importe qui : les amateurs de rock ont au moins deux ou trois de ses albums dans leur discothèque, Bruce Springsteen (qui a chanté en duo avec lui sur l’album The Escalator, en 1980) a déclaré qu’il était le seul musicien pour lequel il serait prêt à payer une place de concert, et le magazine Rolling Stone a retenu trois de ses disques dans son classement des « 100 meilleurs albums des 20 dernières années », en 1987. (Pour être précis, il s’agissait de son premier LP, Howlin’wind, pour lequel on l’avait aussitôt comparé à Dylan et Van Morrison, de Heat treatment et, enfin, de Squeezing out sparks, sans doute son album culte). Bref, Graham Parker est une petite légende musicale à lui tout seul, même si sa notoriété n’a jamais vraiment atteint le très grand public qu’il mérite. Ses inconditionnels peuvent vous déballer toute sa discographie dans l’ordre chronologique : Mona Lisa’s sister (classé parmi les albums de la décennie par Rolling Stone, en 1988), Alone in America, Twelve haunted episodes… Problème, dira-t-on : Mick Jagger n’est pas mort, et Parker ne l’a jamais remplacé au sein du plus grand groupe de rock du monde. Ce n’est en effet pas à Parker qu’est arrivé cette aventure mais à son alter ego littéraire, Brian Porker, chanteur de rock ornitophile et héros des dix nouvelles de Pêche à la carpe sous valium, un recueil paru en 2000 aux Etats-Unis. Dans la peau de ce double attachant qui lui ressemble comme un jumeau, Graham Parker transforme sa vie et ses souvenirs en matériel de base pour des histoires piquantes et balancées et, tant qu’à faire, donne libre cours à ses fantasmes les plus loufoques, comme prendre la place de Jagger ou annuler l’effet de ses cuites grâce à une pilule magique qui vous remet dans l’état de la veille, juste avant la biture.
Inutile, sans doute, de souligner la place que peut occuper l’écriture dans la vie d’un songwriter de la trempe de Parker ; certains de ses textes font partie des plus beaux de la littérature rock (un critique a été jusqu’à comparer sa chanson Discovering Japan au film A bout de souffle, de Godard) et ont suscité l’admiration d’écrivains comme Georges Pelecanos et Bret Easton Ellis. Parmi ses influences romanesques, Parker cite volontiers Kafka, Burroughs et William Gibson (il lui arrive aussi de se pâmer devant des reportages et autres livres dits de non-fiction, « ces livres à propos de gens qui essaient d’atteindre le Pôle Sud, de grimper au sommet de l’Everest ou de descendre en kayak les rivières tibétaines », comme il dit ; on l’imagine volontiers en lecteur de Hunter S. Thompson et d’autres hérauts du journalisme gonzo). Il était donc plus ou moins fatal qu’il se colle un jour lui-même à la littérature autrement que via ses chansons : c’est en 1980 qu’il publia son premier livre, un roman intitulé The Great trouser, illustré par Willy Smax, dont on attend toujours une traduction en français. Vingt ans plus tard, ces nouvelles imposent un auteur au style direct (Parker n’a jamais été un adepte de la langue de bois, voir sa chanson Soul corruption) et énergique, capable de transformer les sujets les moins palpitants a priori (les expéditions naturalistes du petit Brian Porker ou une partie de pêche au sud-ouest de Londres) en morceaux de bravoure inattendus et diablement attachants. Les différentes époques de Brian Porker, ses stades successifs de mouise financière et ses innombrables boulots précaires se nourrissent largement de la vie de Parker, qui a à peu près tout fait avant de pouvoir vivre de ses chansons (pompiste, gardien de souris dans un laboratoire, boulanger et autres) ; outre la déjà culte Moi et les Stones, Histoire de nez est à ce titre sans doute l’une des meilleures nouvelles du recueil. La critique anglo-saxonne a évoqué Carver et Roald Dahl à propos de ce recueil d’histoires inégal mais le plus souvent croustillant ; on pense plutôt à la verve tendre et musclée d’un Dan Fante, le fils du grand John, dont il se rapproche par le ton et par l’humour. Impeccablement rock’n’roll.