Loin des vrais-faux monstres Totoro ou Goldorak, des espaces angoissants d’Akira ou de Manie Manie, L’Eclipse, premier roman du japonais Hirano Keiichirô, est un récit surprenant puisque l’action s’y déroule dans le sud de la France au XVe siècle. 1482, Nicolas, un jeune clerc dominicain, en quête d’un manuscrit de Marsile Ficin, entreprend une longue marche depuis Paris qui devrait le mener à Florence. En route, il fait halte dans un village ordinaire, avec ses querelles de paysans et ses scandales étouffés. Sa rencontre avec le curé -aux « paupières rouges et lourdes [de vin] »- attise ses « soupçons à l’endroit de la masse des Dominicains ». En tant que savant le narrateur n’a pas d’obligation d’évangélisation, ni de mendicité. De fait, il est en marge des siens, ce qui, peut-être, le place dans des conditions favorables à la réflexion et à la critique.
Car c’est avant tout de cela qu’il s’agit : le voyage de Nicolas se révèle un parcours initiatique qui le mène lentement, si ce n’est à la contestation de son ordre, du moins à une avancée vers une approche théologique plus « progressiste ». Chaque pas l’éloigne de son éthique initiale (aristotélicienne), l’amenant lentement vers le courant néo-platonicien qui se développe alors en Italie, consécutifs notamment écrits de Marsile Ficin.
Au fil du temps Nicolas s’interroge sur l’Origine et la foi. Il rencontre Pierre Dufay, obscur alchimiste en quête de la pierre philosophale. L’homme est orgueilleux et distant : les interrogations du jeune clerc n’en sont que plus nombreuses. Son ordre initial condamnant l’hérésie, Nicolas observe l’alchimiste avec une timide curiosité. Très impressionné par son savoir, il en vient à s’interroger sur la vraisemblance des condamnations dominicaines -datant de près de trois siècles. D’autant que Patrick Dufay ne recherche pas la pierre philosophale pour son pouvoir de transmuer les métaux en or mais plutôt le chemin spirituel qui mène à elle -la force spirituelle acquise durant sa recherche révélant sa tentative d’approcher le démiurge. A mesure qu’il tire les conclusions de ses observations, Nicolas « grandit ». En son âme et conscience il a entrepris son propre parcours spirituel et a, de fait, opté pour une autre optique.
Sulfureux, L’Eclipse n’est pas sans rappeler Le Nom de la rose, tant par sa teneur dramatique que philosophique. L’auteur, que l’on assimile facilement à son personnage principal, maîtrise son sujet, nous rappelant notre propre histoire avec érudition et maestria. L’amateur de théo-philosophie du XVIe prendra plaisir à la savante métaphore de son parcours, tandis que le néophyte se satisfera aisément des mystères qui entourent cette histoire. L’un comme l’autre se demanderont aussi quels chemins a bien pu emprunter un écrivain japonais contemporain de 23 ans pour en venir à écrire sur le parcours d’un dominicain du XVe siècle. Les fractures qui fissurent la société japonaise pourraient bien être l’un des éléments de réponse.