Nick Tosches se fiche du rock comme de sa première chemise. Il en est de même de la prétendue pop (ou rock) culture, cette foutaise créée de toutes pièces et destinée, en enfumant le chaland au passage, à écouler la marchandise : « la grande illusion de la nouveauté est le principal miroir aux alouettes de la culture populaire. » Grand bien lui fasse car, en la matière, on a déjà lu nombre de récits épiques renforçant la mythologie du rock’n’roll. Aussi vite lus, aussi vite oubliés. Tosches, l’air de rien, comme on crache un pépin (explosif) à la face d’autrui, s’attaque avec un humour glacial à ce sac de nœuds. Ainsi a-t-il toujours préféré les méconnus aux artistes consacrés. La malédiction à la consécration. Il lui faut remonter aux sources coûte que coûte. Cette démarche, qui n’est pas loin de celle d’un archéologue -un style de vie en soi-, frôle l’obsession. L’intuition et l’analyse ne sont pas en reste : les rapports entre musiciens noirs, musiciens blancs et la production, qui permirent à cette musique du « diable » d’émerger, sont passés au crible de sa sagacité. Mais les histoires qu’il nous conte ne seraient rien sans les vies dont elles s’inspirent : itinéraires de gens fascinés par le roi dollar et le plus souvent démangés sous la ceinture. Argent, sexe et industrie, ou la trinité d’un pays qui, au lendemain de la guerre, livra à cette jeunesse pas totalement désœuvrée le rock en pâture. Celle-ci le lui rendit plutôt bien en devenant la vache à lait de l’industrie pop. Soit l’exact inverse d’un quelconque rêve de pureté.
Si Nick Tosches aime la nature humaine, ce qui est improbable, il goûte avant tout à la fraîcheur et à la méchanceté, deux vertus attribuées aux naïfs, mais qui sont aussi celles de l’auteur ; auxquelles on peut ajouter la mauvaise foi. Car il n’existe pas que des perdants magnifiques dans son livre. Et s’il manque à l’appel l’énigmatique Emmett Miller, « premier homme du rock’n’roll » (dixit Tosches), que l’on retrouve -tiens donc !- dans Country, mettons-le sur le compte des nombreux paradoxes que l’auteur aime manier : en mettant à mal la légende d’Elvis, il arrive à le citer plus que nul autre chanteur dans Héros oubliés… On le voit, ses provocations sont sans limites. Mais si l’irrévérence se manifeste, Tosches allie surtout une rigueur toute historienne et un je-m’en-foutisme de façade (« la sale petite âme » du livre). Avec truculence ; on rit encore de l’engueulade entre Screamin’ Jay Hawkins et sa femme ; comme on peut être ému par sa rencontre avec Essau Smith, le demi-frère d’Elvis (passé pour mort ?), dans un rade perdu. A ce moment précis, la fiction fait une percée fascinante dans le récit. Qu’il s’agisse de la vérité ou des élucubrations d’un homme connaissant des détails troublants de la vie d’Elvis avant son assaut sur les hit-parades, la réalité est coiffée au poteau. Et sur le rock, me direz-vous ? « Qu’on le considère comme de l’art ou comme du commerce, son histoire -pleine de fric et d’innocence, de mauvais goût et de flamboyance, de ridicule et de sublime (…)- n’est rien d’autre que le reflet déformé du rêve américain dans un miroir de Luna Park. » Amen.