Passé le plaisir réflexe et de plus en plus illusoire qu’ils déclenchent en scellant le lien communautaire, les « hommages » à tel ou tel, qui se multiplient de façon suspecte, se révèlent n’être bien souvent que tentatives désespérées de jeter l’ancre quelque part avant de sombrer dans l’espace désorienté mais grand ouvert du jazz actuel. On se met à redouter les anniversaires. Par bonheur, il est des exceptions, qui viennent à contretemps et sans calcul, rendre son sens au beau geste d’offrir. Plus de trois heures et demie de musique, onze sections, cinquante-deux pièces : on imagine l’effet d’annonce hollywoodien qui pourrait introduire l’énorme projet du batteur italien s’il s’était agi de Coltrane ou d’Armstrong sous quelque label mondialisé. Mais Tononi aime Roland Kirk. Qui pense encore à ce trublion inclassable, cette toupie emballée qui, derrière ses lunettes d’aveugle, ramassait entre ses battoirs deux ou trois cornets improbables pour les enfourner dans une bouche d’enfer et souffler comme un diable tous les vents de la terre à la face du bon goût -qui saurait penser à lui au moment de fêter le jazz centenaire ? Ce n’est d’ailleurs pas le propos de Tononi, la musique fait foi de son désintéressement. La modestie est une arme de longue portée. En Roland Kirk converge et s’embrase l’entier de la culture noire : blues, gospel, jazz et funk, soul en résumé, tout communique et se fond à gros bouillons. Le chaos tourbillonnant qu’il brasse et met en scène est une matière des plus malaisée à « traiter » parce qu’elle renverrait quiconque y bornerait son propos à sa mesquinerie scolaire. L’odyssée dont Tononi s’est fait le courageux Ulysse n’est démesurée que par principe : elle se mesure à sa démesure. Celui que l’on perçut alors comme un excentrique, un saltimbanque, un pittoresque petit-maître, n’affichait pas sans doute l’ambition d’un Mingus, mais il réalisait mieux que le rêve d’un voyant condamné à la nuit. Il réarmait le passé, annonçait l’avenir, les confondait en un présent exultant.
L’aménagement véritablement original de ses albums tenait du carambolage, et ressemblait par certains aspects aux compressions de César. Tononi en déploie les lignes de force en autant de chapitres qui font écho aux puzzles originaux, éclairent leur signification sans lourdeur didactique. L’ampleur de ce que convoquait la musique de Kirk, qui procédait, lui, par petites touches, apparaît en plein jour : Echoes of Ellington, Fats and Bechet, Mingus, Shepp, Monk and Trane, mais aussi (Rah)ndom thoughts, (Rah)ther black and blue, (Rah)zzle-dazzle, (Rah)mble in the jungle, (Rah)’n’roll. Tononi et ses comparses se tiennent sans faiblir sur la crête de ce flamboyant Vésuve noir. Leur tour de force est d’avoir respecté à la fois l’esprit et la lettre. Le patchwork d’atmosphères qui en découle manifeste en réalité la profonde unité de l’ethos noir en lequel se recueille la grande diversité des musiques qui inspirèrent Roland Kirk. Tononi, habile, exact, la transpose à son tour en ses propres compositions dans notre actualité sonore. Remarquablement employée, d’une grande pertinence, la guitare saturée de Roberto Cecchetto fait le lien entre les fureurs d’hier et celles d’aujourd’hui. Au tableau d’honneur figurent en premier lieu le trombone de Beppe Caruso, sa faconde indispensable, généreux, puissant, qui évoque les grands moments de Gary Valente chez Carla Bley ; la trompette emportée, térébrante, d’Herb Robertson, la plus jungle de toutes, son rostre rougeoyant pointé sur la mêlée ; les saxophones enfin, avec, en tête, celui de Daniele Cavallanti, épais, ferrailleurs aux bottes efficaces. Le tuba de Godard modèle les grands fonds d’une brosse large mais souple. Il monte au front à l’appui des cuivres, nourrit le feu en se liant aux contrebasses. Mais il faudrait citer tout le monde, les parties de violon de Geremia, ressuscitant Stuff Smith et Ray Nance d’un coup, le piano de Tacchini faisant écho à celui de Jaki Byard dans Variable density, les samples virtuoses de Rainoldi, la justesse du récitant et de la chanteuse Roberta Parsi… Par la densité, l’énergie développée, l’enthousiasme et l’absence remarquable de bavardage alors même que chacun trouve à s’exprimer longuement et sans restriction, par l’intelligence des choix dont il est impossible de donner le détail (orchestrations variables et minutieuses, équilibre et agencement des pièces, enchaînements) ces trois heures de musique sont à marquer d’une pierre blanche.
Renato Geremia (ss, cl, vl), Achille Succi (as, cl, bcl), Gianluigi Trovesi (as), Daniele Cavallanti (ts, bars), Riccardo Luppi (fl), Herb Robertson (tp), Beppe Caruso (tb, tu), Michel Godard (tu), Alberto Tacchini (p, elp, o), Roberto Cecchetto (elg, acg), Tito Mangialajo, Piero Leveratto (b), Andrea Rainoldi (samples, turntables, electr.), Tiziano Tononi (dm, perc), Victor Beard, Roberta Parsi (vcl). Milan, 11-17 et 20-23 décembre 1999.