Succession de mises en abîme, jeu de miroirs fictionnels, travail de mosaïque sur l’âge, la maladie, la mort et les démons qui hantent un écrivain : le nouveau roman de Paul Auster est peut-être moins ambitieux que le précédent, Le Livre des illusions, mais il est doté du charme de ces vieux tours de magie qui doivent tant au charisme du magicien. Auster est un illusionniste et sa Nuit de l’oracle un envoûtant amalgame de turbines narratives où se confondent rêve, réel et fiction. L’écrivain Sidney Orr s’y remet d’une longue maladie qui, à 34 ans, a failli l’emporter. Physiquement diminué, il réapprend à vivre et titube dans Brooklyn, ne discernant qu’avec difficulté « où s’arrêtait son corps et où commençait le reste du monde ». Lors d’une de ses promenades, il entre chez un papetier chinois et trouve un carnet bleu qui provoque en lui « une bouffée de bien-être soudain et incompréhensible » ; de retour chez lui, Sydney s’assied à son bureau et, pour la première fois depuis son retour de l’hôpital, se met à écrire dans une sorte de transe miraculeuse. Le récit s’emballe. En quelques pages, on est projeté dans un univers parallèle rempli de terribles conjectures.
Quel destin attend Nick Bowen, personnage principal de l’histoire que Orr est en train d’écrire et double de Flitcraft, un personnage secondaire du Faucon maltais de Dashiell Hammett? Que dissimule Grace, la femme de Sydney, derrière ses abords sereins ? Qui est vraiment John Trause, romancier célèbre et père adoptif de Grace ? Sydney Orr disparaît-il quand il écrit dans le carnet bleu ? Digressions et renvois se multiplient, déplaçant le centre de gravité du roman d’une narration à l’autre ; les seuls repères qui restent au lecteur sont ceux de l’imaginaire d’un romancier dédoublé (Sydney Orr / John Trause), imaginaire qui est lui même un assemblage d’univers parallèles, parfois réels, souvent inquiétants. Les instants de jubilation, surprenants et insolites, abondent dans La Nuit de l’oracle. Le papetier chinois de Sydney Orr disparaît avec sa boutique ; sous d’anciennes voies ferrées, une trappe en métal dans une banlieue de Kansas City s’ouvre sur le « Bureau de préservation historique », où s’entassent des milliers d’annuaires téléphoniques ; pendant 24 heures, Grace disparaît sans explication… Le lecteur s’extrait d’une histoire pour replonger dans une autre, jusqu’à atteindre l’extrême de la fiction, une zone où la narration ne peut elle-même plus rien résoudre. Avec ce nouveau roman, Auster prouve qu’il est sans doute l’un des derniers prestidigitateurs des lettres américaines, l’inventeur d’un monde où gravité et fantaisie se côtoient sans peine, où la vie et la mort se frôlent et s’interrogent en permanence.