Inciter à la (re)lecture d’auteurs classiques souvent mal enseignés, ou pire, oubliés, relève quelque part du salut. Et explorer Les Fleurs du mal à partir du seul sonnet de La Mort des amants, démontrer qu’il s’agit là d’un texte générique dont chaque mot, chaque signe de ponctuation et chaque blanc préfigurent et contiennent, à la manière d’une cellule parfaitement reproductible, la substance de l’écrasant Baudelaire, relève aussi d’un tour de force auquel est parvenu Jacques Drillon dans Les Gisants. Appliquant la méthode classique, et aujourd’hui jugée trop vieillotte par une partie de l’Education nationale, de l’explication de texte, Drillon décortique rigoureusement, terme après terme, les deux quatrains et les deux tercets qui composent La Mort des amants, sonnet qui dit l’amour, la mort et la résurrection.
L’érudition de l’auteur est stupéfiante (il n’y a qu’à voir la justesse des notes de bas de pages) : elle nous promène, en nous tenant presque par la main, dans les alcôves de la poésie baudelairienne, lorgnant même parfois du côté de ses nombreux disciples ou contemporains (Verlaine, Mallarmé, etc.), voire de ceux qui l’ont mis en musique (Debussy, Villiers de l’Isle-Adam, Léo Ferré). Résultat de la lecture : il n’y a pas de mots innocents dans ce poème. La récurrence des thèmes, des partis pris esthétiques, des violentes obsessions intimes traverse toute l’œuvre, laquelle révèle, grâce à une infinité de correspondances, une toile unique, composée de poèmes à la fois identiques et particuliers, se reflétant toujours l’un dans l’autre comme un subtil jeu de miroirs. Le même jeu de miroirs qui fait que les amants du sonnet sont Un et Deux en même temps. Unité de la diversité, comme ces « cieux » (premier quatrain) invariablement pluriels qui ne désignent, en réalité, qu’un ciel singulier, en majuscule. Rien n’échappe à la vigilance de son regard, aucun mot, encore moins ce sublime « bleu mystique » du premier tercet, qui ne renvoie à une signification, une philosophie et un lexique souvent communs à l’ensemble des Fleurs du mal. La technique ici utilisée par Drillon (convoquer l’ensemble à partir d’un seul élément) est lumineuse, d’une implacable efficacité : elle nous présente, dans une perspective nouvelle, Baudelaire en poète de la lutte, permanente et vaine, contre ce Mal qui vainc toujours. Accessoirement il nous dévoile aussi un Baudelaire en écrivain hypertexte, dont le vocabulaire et le sens qu’il lui donne résonnent dans toute son œuvre. Et cela bien avant que ce mot charrié par internet ne devienne à la mode.
Jacques Drillon a donc eu raison de la tenace malédiction prophétisée par Hemingway. Les classiques ne sont pas des espèces de mammouths intouchables que tout le monde évoque allègrement sans jamais les lire. Auteur du Tombeau de Verlaine et de plusieurs écrits consacrés à la grande musique (Liszt, Gould), il nous prouve, si besoin est, que pénétrer des œuvres qui ont dûment gagné leur postérité n’a rien d’extraordinaire. Il suffit d’aimer les textes, et de se mettre à leur service.