Sans doute faudra-t-il un certain temps aux lecteurs réguliers d’O’Brien pour se convaincre que l’auteur d’A la poursuite de Cacciato et celui de cet énorme Matou amoureux ne sont qu’un seul et même homme ; la guerre du Vietnam qui, de façon obsessionnelle, hantait plusieurs de ses romans les plus réussis, est ici repoussée à l’arrière-plan d’une tout autre sorte de conflit : celui que se livrent dans l’Amérique d’aujourd’hui les représentants respectifs des deux sexes et dont la brochette de personnages imaginés par l’auteur forme assurément la plus infernale garnison. A l’épicentre du champ de bataille, donc, s’agite à la première personne le héros pathétique de cette fiction satirique, Matthew H. Chippering, distingué professeur de linguistique au regard baladeur et à la libido explosive, amoureux fou d’une déesse capricieuse qu’il connaît depuis l’enfance et qui, malgré plusieurs années d’expérience conjugale, a mis les voiles depuis des lustres. Autoportrait : « Un peu plus de quarante-neuf ans. Récemment divorcé. Poursuivi. Enclin aux sanglots nocturnes. Trahi non pas une fois mais trois : par la fille de mes rêves, par son pilate de frère, et par un magnat de l’immobilier floridien dont j’ai juré de ne plus jamais prononcer le nom. »
Il faut dire à sa décharge que Lorna Sue, ladite fille de ses rêves, est un drôle d’oiseau, chaperonnée par une famille de cinglés et par un frère psychotique avec lequel Matthew a jadis fait les quatre cents coups et qu’il a toujours soupçonné de tendances incestueuses. Incapable de remettre les compteurs à zéro et d’oublier ce douloureux épisode amoureux, notre universitaire rancunier s’acharnera à mettre au point et à exécution la vengeance parfaite, histoire de briser d’autres vies que la sienne tout en pimentant un peu cette dernière. Le reste n’est que mésaventures burlesques, rebondissements invraisemblables et considérations orageuses sur les risques et périls du donjuanisme à notre époque, dans un tableau de mœurs au vitriol rehaussé d’une touche satirique à l’endroit des incroyables manières du bon peuple d’Amérique. C’est à la découverte des obsédés de la psychanalyse, des féministes paranoïaques et des panneaux dans lesquels tombe systématiquement notre matou amoureux que nous emmène O’Brien, dans un monde où, pour le dire vite, toutes les femmes s’appellent un peu Isabelle Alonso. Cauchemar. Mordante, la charge l’est d’autant plus que l’écriture du romancier, tout en qualificatifs choisis et perles métaphoriques, donne son irrésistible saveur à une fiction satiri-comique qui n’en pèche pas moins par une épaisseur injustifiée. L’exquis portrait de la nouvelle conquête de Matthew H. Chippering, puissante blonde plantureuse d’un bon mètre quatre-vingt-dix aux origines hollandaises, dont le mari a par ailleurs l’obligeance de purger une petite peine de prison pour fraude fiscale, parvient heureusement à nous amener sans mal au terme d’un roman décidément trop long pour être réellement percutant. Reste la surprise de ce détour inattendu dans le domaine burlesque de l’un des écrivains américains les plus emblématiques de sa génération.