« Time will tell » prophétisait le précédent enregistrement du trio (ECM 1537, 1994). Cinq années nous séparent de ces jours d’avril 96 où, dans le silence du monastère de Sankt Gerold, trois des personnalités les plus fortes d’une musique que l’on s’acharne à priver de son futur se sont retrouvées avec le seul présent en partage. Cinq ans, c’est assez pour charger cette réponse d’un poids de vérité. Chacun, certes, a derrière lui une longue histoire d’explorateur, un parcours que l’on peut dire complet des voies de l’improvisation, et, à soixante ans passés, une fraîcheur enviable par de bien plus jeunes gens qu’eux. Pourtant ils semblent nus. Dépouillés d’un savoir, délestés d’une histoire, tournés entièrement vers l’éclair à venir, offerts à l’inconnu, il nous semble les entendre pour la première fois. Ce n’est pas qu’ils se livrent soudain sous des profils nouveaux : chacun s’expose en plusieurs solos et l’on reconnaîtra Paul Bley, abîmé en ses reflets vertigineux, Barre Phillips rendant sa contrebasse aux éléments, Evan Parker, enfin, tournoyant, grinçant comme une girouette au vent. La beauté, la pertinence, la plénitude parfaite de ces improvisations singulières interdisent de n’y voir qu’une manière de tour de piste. On y entendra plutôt comment la maturité d’un langage plie l’espace à ses fins tout en le magnifiant ; comment chacun s’arrange de l’acoustique réverbérée et de la prise de son ECM.
Ces témoins pourtant mesurent le large ambitus de ce qui sera mis en commun. La diversité des approches, leur merveilleuse complémentarité -une clé de l’exceptionnelle réussite de ce trio-, masque néanmoins de plus secrètes correspondances. Les songeries du pianiste le surprennent en dialogue avec lui-même. Son chant se répercute et se pare de ses propres fragments, renvoyés en écho à leur source. Ce « narcissisme », si l’on veut, connaît son pendant en la spirale infinie que déroule Evan Parker tressant sur le fil du souffle continu les trois torons au moins de son courant sonore. Ce flux paradoxal qui charrie en continu des éléments opposés en timbres, vibrations et registres, n’est qu’une autre organisation possible du dialogue avec soi, un autre jeu du divisé. L’on trouverait encore la transposition de ce schème dans le parti tiré des harmoniques par l’archet du contrebassiste. Tous trois se sont assuré, par leurs propres stratégies, une autonomie qui les autorise à déployer, seuls, la totalité d’un monde. A des niveaux de réalité différents cependant : au sein même de la matière chez Parker, sur le plan discursif chez Paul Bley, Barre Phillips rapportant l’un à l’autre par l’ouverture de son langage, l’ampleur de son horizon de jeu. Leur réunion compte au nombre de ces collisions nécessaires qui réinventent l’art du trio. Pas moins.
Nécessaire ne signifiant pas allant de soi. D’autres qui semblaient ainsi converger vers l’espace unique d’un trio prédestiné se sont finalement gênés. Mais ici, les forces se composent de façon si naturelle, s’élancent et se relaient, se reprennent et prolongent si souplement qu’elles semblent s’être longuement usées l’une à l’autre pour s’épouser ainsi librement. L’architecture de l’album est un hommage que l’intelligence rend au désir. Sur douze pièces, toutes dénommées Variation de 1 à 12, cinq seulement sont en trio. Les deux premières disent le fait, puis deux solos séparent chacun des trios suivants. On les prend comme des apartés, on y cueille des reflets, des semblants d’explications. Comme ils se présentent par paires, jusqu’à épuisement des combinaisons, on apprécie les effets de proximité, le temps de désirer le regroupement, qui vient, à point. Rien de rigide dans cette rigueur, simplement le bel équilibre, un peu magique, de la rationalité trouvée dans les nombres : défi à la raison. Sankt Gerold ou le nombre d’or.
Evan Parker (ss, ts), Paul Bley (p), Barre Phillips (b). Enregistré live au monastère de Sankt Gerold, en avril 1996.