Musicien passionnant, contrebassiste de premier plan, John Lindberg demeure étonnamment mal connu. Son itinéraire, assez comparable à celui de Mark Dresser (des ensembles de Braxton, où il remplace alors Dave Holland, à la participation aux trios d’Eric Watson), a régulièrement croisé le chemin des créateurs de la Great Black Music (le Human Art Ensemble, Roscoe Mitchell, et Leo Smith dès 78). Echappant aux classifications faciles, il s’est voué d’un même élan aux conceptions les plus physiques de son rôle de contrebassiste leader et à l’exploration des structures les plus complexes. Un double engagement du corps et de l’esprit qu’illustre sa participation au String Trio Of New York, dont il est, avec James Emery et Billy Bang, l’un des fondateurs. On verrait aisément en lui un digne successeur de Charlie Mingus. The Catbird sings est l’expression totalement aboutie de cette attitude qui se refuse à séparer dans la musique ce qui est uni dans la vie, l’émotion brute et les jeux de l’intelligence créatrice.
Ce quartet est en soi un chef-d’œuvre de casting. Leo Smith possédait à vingt ans l’un des plus beaux sons de trompette, qui n’a depuis cessé de mûrir. Larry Ochs incarne, au sein du Rova Saxophone Quartet, la créativité et la maîtrise instrumentale. Quant à Andrew Cyrille, il est devenu au cours des ans une légende vivante de la batterie féline. Mais leur réunion est un coup de génie. Comme l’alliance réussie des saveurs ou des parfums repose sur l’exaltation réciproque de leurs natures, l’ampleur de son de chacun, sa puissance contenue et sa richesse de timbre servent à tous d’enclume où rebondit le marteau collectif. Non que la musique soit agressive. Bien au contraire. Telle force sauvage ne s’exprime jamais aussi bien qu’en se réservant. Souplesse, cambrure, détente et bond soudain, réception nonchalante : tout geste est d’un tigre. Un duo solaire ouvre l’album sur un sommet tendre : Float-ing fanfare. Sur une simple formule modale et répétitive de tampura, égrenée en harmoniques cristallines par Lindberg, Leo Smith souffle une mélodie à l’évidence dorée. Le grain large du son, sa concentration, le contrôle absolu du vibrato rendent le plus bel hommage, le plus actuel, à Louis Armstrong soi-même. D’autres suivront, explicites : à Fred Hopkins, Jimmy Garrison et Mingus, où l’énergie se verra délivrée à proportion exactement du chant.
Car le chant domine d’un bout à l’autre, sous les balais d’Andrew Cyrille, brossant de larges pans de son, épais, grenus, aussi bien que dans le souffle de Larry Ochs, travaillé dans le moindre détail, pixel par pixel, ployé aux angles abstraits parfois de sa propre vision. De part en part sensuelle, tactile, généreuse aux cinq sens, la musique s’offre comme un fruit mûr. Waltz four ramène à la sérénité épanouie du mythique Conference of the birds. Rompus à tous périls, de savants équilibristes s’abandonnent au presque repos : on n’épuisera pas l’extrême subtilité du saxophoniste, éminçant son phrasé jusqu’à la transparence ; quand Cyrille les rejoint, c’est pour dérouler sous le souffle le tapis profond d’un autre souffle, chant sous le chant. La reprise de Nostalgia in Time Square efface d’un coup les laborieux succédanés prétendument légitimes des orchestres mingusiens posthumes. La relance du batteur achevant sa conversation avec Lindberg restera comme un morceau d’anthologie, tout comme le groove installé d’un simple et léger coup de caisse claire dans The Catbird sings, où la moindre cymbale effleurée étoile l’espace en l’ouvrant à l’infini. Mais il semble que chaque instant, ou presque, note, respiration, pulsation, silence, résonne ainsi comme une éternité de chair, tirée du concept et présentée palpitante. La musique réalisée.
Larry Ochs (sopranino, ss, ts), Wadada Leo Smith (tp), John Lindberg (b), Andrew Cyrille (dm). Milan : 12 et 13 avril 1999.