A part son ami Joseph Brodsky, le célèbre poète russe, promu prix Nobel de littérature en 1987, qui connaît Sergueï Dovlatov ? Peu de monde puisque son œuvre commence seulement à être traduite en France. Ecrivain russe habitué à publier ses oeuvres en « samizdat » (c’est-à-dire en diffusion parallèle ou en auto-édition) lors de l’ère Brejnev, Dovlatov ne fut réellement publié qu’après avoir émigré aux Etats-Unis, en 1978.
Immergé dans un microcosme new-yorkais composé d’émigrés russes de la troisième vague, il retrace dans L’Etrangère (Inostranka en langue originale) leur vie dans leur creuset de la 108e rue, offrant une galerie de portraits tous plus caricaturaux les uns que les autres.
En effet, si l’émigration lui a permis d’être enfin érigé, officiellement cette fois, au rang d’écrivain, elle ne l’a pas pour autant converti en écrivain américain ni pro-américain, loin s’en faut… Des propos tels « L’Amérique aime ceux qui sont forts, beaux et arrogants. C’est le pays des gens actifs et persévérants. Les Américains méprisent tous les perdants. Ici on ne peut compter que sur soi », ou encore « Comme chacun sait, pour être entendu en Amérique, il faut parler sans élever la voix » (autrement dit la démocratie, il n’est pas dupe…) suffisent à nous en convaincre.
Dans une langue simple, dépouillée et souvent empreinte d’ironie, L’Etrangère nous conte la vie de Maroussia Tatarovitch, issue d’une famille aisée de la nomenklatura, déçue par ses deux mariages et qui finalement décide de partir aux Etats-Unis sur un coup de tête. C’est la lecture de L’Archipel du goulag par un juif antisoviétique dont Maroussia s’était, au grand dam de ses parents, entichée, mais aussi un certain effet de mode (encourageant écrivains, peintres et artistes à émigrer) qui lui ont insufflé le désir de l’Amérique et des nouvelles perspectives qu’elle promettait d’offrir. Elle a donc décidé de partir, quitte à se mettre à dos ses parents (puisque dans ce contexte tragique « Les parents accusaient leurs enfants de trahison »).
Mais Dovlatov n’est pas là pour livrer un jugement sur le comportement de Maroussia, car cela reviendrait à se juger lui-même. Il raconte les choses telles qu’elles sont, avec leur caractère à la fois incompréhensible, pathétique, et drôle aussi. L’avant-dernier épisode, précédant le fameux « Happy End », celui du perroquet perdu, détonne avec un ensemble plutôt construit autour des amours de l’héroïne. Il met en évidence la fragilité et l’absurdité de l’univers de Maroussia, sur le point de s’écrouler si son perroquet, le seul à bien connaître la langue américaine et ses subtilités -« shit, shit, shit, fuck, fuck, fuck… »-, ne réapparaît pas dans la minute.
Pour apprécier Dovlatov, il ne faut guère s’attendre à lire du Tolstoï ou du Dostoïevski, ni même du Soljenitsyne, mais à découvrir au contraire un autre pan de la littérature russe. Ici l’écrivain conte volontiers la vie telle qu’elle est, à la fois linéaire, et avec tous ses aléas, et non telle qu’elle devrait être. Cela confère au roman un caractère quelque peu anecdotique, ce qui justifie sa légèreté et sans doute son manque de profondeur. Ce qui ne revient pas à taxer l’auteur d’incompétence, ni à renier son talent, puisque son humour, souvent étonnant, et sa capacité à s’écarter d’une trame romanesque classique, notamment en se posant comme auteur-narrateur omniscient, font de lui un écrivain tout simplement hors pair.