L’époustouflante saga des Dukay, rééditée voilà trois ans après une première traduction au début des années cinquante, a partiellement restitué sa juste place au Hongrois Lajos Zilahy, dont ces huit cents et quelques pages épiques n’ont pour autant pas épuisé l’œuvre. Cette fresque somptueuse où se lit la fin d’une époque (celle de la grandeur de la Mittel Europa) dans les destins vertigineux des membres d’une riche famille d’aristocrates magyars (deux palais, un château, un hôtel parisien, des dizaines de milliers d’hectares de terres) était la première publication américaine de l’auteur, qu’une certaine antipathie du régime en place à son endroit avait contraint à l’exil à la fin des années quarante. Zilahy n’en avait pas moins été l’un des chefs de file de la jeune littérature hongroise durant l’entre-deux-guerres, rendu célèbre grâce au succès international (avec des traductions en italien puis en allemand) d’un court roman publié en 1932 : Printemps mortel.
Ardent, romantique, passionné, le héros du texte s’éprend d’Edit, fille d’un général de l’armée hongroise : ambitieux, jouissant du confort d’un patrimoine correct et du prestige d’un vieux nom aristocratique, il s’efforce de croire que les barrières sociales céderont devant lui. Rapidement confronté au cynisme et à l’inconstance de celle qu’il croyait sincère, il plonge dans le jeu et y laisse sa fortune. Son retour à l’espoir, né d’une nouvelle rencontre et d’un mariage tout proche, s’effondre finalement lorsque lui parvient une lettre d’Edit, pleine des regrets et de la mélancolie que lui inspire un passé qu’elle ne parvient pas, elle non plus, à oublier. A bout de forces, il erre dans Budapest au crépuscule et s’enferme dans une chambre d’hôtel où il couche son malheur sur le papier, avant d’en finir. D’une construction et d’une thématique on ne peut plus classique, ce roman laisse avant tout l’impression d’une absolue justesse ; les sentiments passionnés de son héros sont aussi ceux d’un peuple qui regarde son âge d’or s’éloigner derrière lui. Ce jeune homme qu’une centaine de pages seulement amènent à la détresse puis au suicide paraît avoir été imaginé comme le pur enfant d’une époque, de ses mythes, de ses valeurs, de ses dieux et de ses mœurs : avec lui, Zilahy semble écrire et imaginer l’extinction prochaine d’une manière de génie culturel et intellectuel aux couleurs romantiques qu’illuminent ses Nietzsche, Musil, Schnitzler ou Rilke. Toute la grande bourgeoisie d’une cité dont les feux commencent imperceptiblement à faiblir se retrouve dans ce roman délicat, au ton fervent et intense ; son narrateur accompagne et préfigure leur chute à tous dans une passion amoureuse extasiée pareille aux derniers éclats d’un temps irrémédiablement condamné.