Pour ce nouveau film, Guédiguian et son collègue Jean-Louis Milési s’attaquent à un exercice périlleux : l’adaptation de roman. En l’occurrence, « Si Beale Street pouvait parler » de James Baldwin. Guédiguian et Milési ont choisi de situer l’action à Marseille, bien sûr. Dans cette version, Clim est une jeune fille blanche de seize ans et Bébé un jeune garçon d’à peu près le même âge. Ils se connaissent depuis l’enfance. Ils s’aiment. Aujourd’hui, Bébé est en prison pour un viol qu’il n’a pas commis. Les familles des deux côtés les soutiennent, d’autant que Clim est enceinte. D’un bébé de Bébé. Ce que raconte Baldwin et finalement Guédiguian, c’est l’histoire d’amour de ces adolescents par la seule voix de Clim. Et peu à peu, c’est même la vie toute entière et toute injuste qui est racontée par Clim.
Ceux qui ne connaissent le travail de Guédiguian que depuis Marius et Jeannette en découvriront une autre facette. Les autres se rabibocheront avec le réalisateur. A la place du cœur est à la fois limpide et sophistiqué. Guédiguian est toujours à la recherche des mêmes valeurs, soucieux de dénoncer les mêmes injustices. Chaque film lui permet de les aborder d’une manière nouvelle. Il regarde la vie à travers un prisme, en concentre toutes les qualités, les défauts, toutes les intolérances. Ce qui est intéressant, c’est de voir, avec les années, la façon dont il nous propose ces nouvelles visions.
L’intérêt du travail, ici, réside en la conscience que possède Guédiguian de voir où s’arrête le cinéma, et fatalement, où la littérature reprend très naturellement ses droits. En choisissant cette forme de narration : la voix off, considérée ringarde et le flash- back considéré de la même façon, Guédiguian parvient à faire un film qui ne tourne (!) pas qu’autour de l’exercice de style, (même si la voix off et le flash-back tiennent une place importante dans cette démarche) mais il y inclut ses personnages sans jamais les laisser de côté. Jamais aucun de ses choix ne dessert le personnage, et surtout jamais il ne nous éloigne d’eux. L’histoire de Clim et de Bébé est une version inattendue de Roméo et Juliette : ici, ce ne sont pas les familles qui s’opposent, mais la société (à chacune de leurs entrevues Clim et bébé ne peuvent se parler qu’au travers d’une vitre. A travers ce couple, ce sont les blancs et les noirs qu’elle sépare) qui fait ce qu’elle peut pour saccager leur histoire d’amour. Ce que dit et croit Guédiguian, c’est que les bons peuvent vaincre les mauvais. Et lorsqu’ils n’y parviennent pas et qu’il y a finalement plus de morts chez les bons que chez les autres, ces victimes-là mourront de toute façon debout, avec la dignité pour linceul.
Tout comme Cassavetes alternait fiévreusement un film d’amour/un film d’action, Guédiguian passe du conte au film noir avec une évidente simplicité. Est ce un hasard, si Guédiguian a été à ce point happé par un roman qui à l’origine se passe en Amérique dans les années 60 ? En voyant le film, on pense que ce n’est pas par hasard non plus, si l’amitié entre deux hommes (Darroussin et Meylan) -deux pères- donne droit à une scène étonnante dans un bar où ensemble, ils dansent complètement bourrés sur un air de Jazz de Louis Armstrong. Le souvenir de « la ballade des sans espoirs » n’est pas loin. Ce n’est pas non plus un hasard si dès son apparition dans le film, Ariane Ascaride nous offre un regard et un sourire tranquilles et fatigués, nous rappelant singulièrement celui de Rowlands dans Love streams. On est surpris tout autant par son énergie qui nous fait songer aussi vite à Gloria du même Cassavetes : le personnage d’Ariane Ascaride est lui aussi déterminé à rendre justice, à sauver sa peau et celle de son enfant (Clim dans le film). Quand enfin, Guédiguian trimballe le personnage d’Ascaride jusqu’en Ex-Yougoslavie -ce qui élargie son champs d’indignations-, c’est évidemment un pays dévasté qu’elle traverse, comprenant alors, si cela lui était nécessaire, que d’autres combats restent à mener bien au-delà de l’Estaque. Le message est entendu.
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