Le film Calle 54 est totalement passé inaperçu en France. Le réalisateur Fernando Trueba avait pourtant filmé 11 artistes cultes du latin-jazz jouant chacun avec leur formation, parfois en duo, dans un studio new-yorkais. Dans ce cadre unique, sobrement éclairé, la caméra glissait sensuellement sur le Steinway, les cymbales, les cuivres, effleurant les visages et les corps de ces monstres vivants de la musique latino. Une œuvre magnifique pour qui aime la musique et reste fasciné à la voir indéfiniment recréée sous l’impulsion mystérieuse et collective d’un live. La mauvaise distribution du long métrage, et peut-être l’attachement du public à des produits discographiques estampillés « Buena Vista Social Club » n’ont pas rendu justice à ce véritable chant d’amour pour le latin-jazz. EMI offre une deuxième chance aux mélomanes distraits qui auraient raté le film à sa sortie en éditant sa précieuse bande originale. Comment être déçu par ce double CD luxueux puisque la musique qui y est gravée est le film, son essence même ? Il se dégage de cet album l’image intacte de la beauté que ni le succès ni les années n’ont pu altérer. L’intégrité des artistes sélectionnés est une revanche de l’art sur tous les produits marketing dont on nous abreuve aujourd’hui. Quelques morceaux choisis donneront une idée de cette victoire éclatante.
Le piano y est magnifiquement servi sous les mains de Chucho Valdés (ex-Irakere) improvisant un éblouissant solo-performance (Caridad amaro) puis accompagnant avec respect son père, le facétieux Bebo Valdés (La comparsa). On retrouve aussi toute l’élégance et l’intelligence d’Eliane Elías (magnifiée par les plans fétichistes de Trueba sur ses jambes bondissantes sous le piano), en symbiose parfaite avec son batteur Satoshi Takeishi, dans cette Samba Triste qui incarne toute l’alchimie du jazz brésilien, une mélancolie relevée par la virtuosité et le groove brillant de ses interprètes. De l’autre côté de l’Atlantique, Chano Dóminguez renouvelle la fusion du jazz et du flamenco dans une bulería inédite associant danse et chant avec un bonheur évident. On reste toujours fasciné par Gato Barbieri (saxophone), prince déchu des 70’s qui invoque avec la même ferveur ses majestueuses visions de condors flamboyants, et par le ténébreux Jerry González (bugle et congas), Corto Maltese du latin-jazz, exultant d’avoir à nouveau défié la mort en interprétant avec The Fort Apache Band un hard-bop épicé de salsa picante. Du grand art. Impossible de finir cette présentation incomplète de Calle 54 sans parler de Tito Puente, génial cabotin, grand maître des timbales décédé deux semaines après le tournage.
Paquito d’Rivera (as, cl), Gato Barbieri (ts), Eliane Elias, Chano Dominguez, Michel Camilo, Chucho Valdés, Bebo Valdés (p), Jerry Gonzalez (t, fhgn, perc), Titi Puente (perc), Cachao (b), Puntilla (perc, vcl), Carlos « Patato » Valdés (perc), Chico O’Farrill (comp., arr.) et leurs orchestres. New York, mars 2000.