La sérénité sans accroc qui enveloppe ces « poèmes du désert », et au-delà, l’œuvre entier de Stephan Micus (pas moins de treize cairns qui balisent l’histoire d’ECM et de JAPO), ne doit pas masquer la précarité d’une position conquise, peut-être irénique mais admirablement défendue et qui lui appartient en propre. Le titre de l’album précédent, Garden of mirrors, fournit l’indice de son attitude farouchement solitaire. Stephan Micus a plongé au cœur d’une multitude de traditions musicales extra-européennes mais conserve à leur égard la fine distance qu’autorise un miroir sans tain. Celle-ci se manifeste dans son approche très libre d’instruments empruntés aux cinq continents. Chacun d’entre eux -flûtes japonaises, cordophones indiens, percussions africaines ou antillaises, orgues à bouche d’Extrême-Orient- est porteur d’un mode de jeu codifié auquel adhèrent des musiques, des styles, un monde de significations, tout ce qui sédimente sous le concept de tradition. Comme un voyageur transporte ailleurs, partout, son centre, et, en fin de compte, constitue lui-même le but du voyage, Stephan Micus, qui a sillonné le monde, étudié les pratiques instrumentales les plus diverses et les plus éloignées, n’a jamais oublié qu’il avait à réfléchir ces apprentissages, à ramasser cette expérience multiple du phénomène musical en une perspective qui serait sienne, qui serait lui. De sorte que jamais il ne donnera le sentiment de singer une culture. Cette appropriation passe par un déplacement constant des modes de jeux des cordes censées vibrer sous l’archet résonnent sous la pince des doigts-, une condensation des traditions -telles sonorités caractéristiques investissent telles échelles non moins repérées qui lui sont étrangères-, toute une élaboration préside au travestissement des références qui se dérobent en s’affichant pour mener toujours ailleurs. Si la musique de Micus s’apparente au rêve, ce n’est pas seulement parce qu’elle semble flotter avec douceur (« planer », comme on ne manquera pas de le croire), mais, plus profondément, parce qu’on y peut déceler le ressort même de l’activité du rêve, son travail. Travail qui fait le sujet.
En cela, Micus assume subtilement sa condition d’Occidental. Il se refuse à l’assimilation aux traditions visitées, il ne les soumet pas non plus aux lois de sa culture -pillage néocolonialiste qui fait, en toute bonne conscience, le commun de la world music-, mais se construit en leur sein comme sujet musicien, se détermine comme le lieu de leurs différences. La réverbération de l’enregistrement, habituellement suspecte, prend ici un sens. Elle donne corps à cette fameuse distance, réalise acoustiquement la patuité du rêve, et figure enfin l’incertitude des distances dans le tremblement brûlant du désert. De même, la multiplication des voix par le re-recording gagne un statut à la fois réel, métaphorique et métaphysique qui la place à cent lieues d’un simple artifice technologique. On hallucinera d’étranges cérémonies à l’écoute de psalmodies portées par le lent balancement de sarangis joués pizzicatto (The Horses of Nizami) ; on se laissera porter par le tuilage de vingt-deux dilrubas indiens aux diaprures quasiment immobiles (souvenir du minimalisme d’un Phil Glass), zébrées par des voix qui se détachent une à une pour finir sur un accord brumeux et se résorber en une seule note grave comme bue par les sables (Adela) ; on s’étonnera du charme d’une pièce presque informe où un seul doussn’gouni s’égoutte dans le silence, une pièce conçue comme un prélude baroque destiné à faire simplement sonner l’instrument (Night) ; chaque morceau apporte une couleur, une histoire, ouvre sur un voyage, un horizon nouveau. Comme au désert, où la terre et le ciel sont les deux moitiés d’un sablier versant l’une dans l’autre, on deviendra ce col où s’opère le passage, sujet mystique par nécessité, pour consentir en toute conscience à la loi du mirage.
Stephan Micus (cordes : sarangi, diruba, sattar, sinding, doussn’ gouni ; flûtes : shakuhachi, nay ; percussions : dondon, steel drums, pots de fleurs ; kalimba ; voix). 1997-2000.