Vision de l’engloutissement : un requin s’est pris le nez dans un socle de résine rouge et des images glissent à toute allure sur un paysage entouré de résine verte posé au sol. Lorsqu’on descend dans la galerie plongée dans l’obscurité, on trouve ces deux objets dont on ne peut dire s’ils sont des sculptures, des projections vidéo ou des installations sonores.
Il est rare de voir des œuvres d’une telle puissance dans les lieux d’exposition aujourd’hui. Celles-ci traitent des technologies contemporaines tout en déjouant les pièges de la facilité qui s’y mêlent généralement. Tony Brown capture des images sur internet qu’il modélise en 3D ; une machine numérique les taille ensuite en volumes dont la surface est composée d’une multitude d’arêtes correspondant aux vecteurs de l’image. Il choisit donc un requin et un relief de paysage ; il installe le premier à la verticale, le nez plongé dans un gros socle rouge et le second dans un bassin vert. Au plafond, un vidéoprojecteur balance sur le requin des extraits de chats, conversations sexuelles et anonymes sur internet lues par une voix synthétique. Quant au paysage, des images tirées de polar projetées du plafond glissent à toute allure sur sa forme vallonnée.
Quel est le statut des images ? Et où est l’homme ? Plus rien d’humain dans ces pièces. L’artiste déréalise trois choses : les matières, les repères artistiques et les images. Les matières d’abord : elles deviennent virtuelles. Le requin, par exemple, semble précipité dans son socle à la verticale, mais ce socle se transforme en images mouvantes à cause de la projection qui le quadrille. Les repères ensuite : les socles des sculptures sont aussi bien les résines dures que les images projetées sur elles. Enfin, en mutation permanente, ces objets déréalisent surtout l’image en jouant de la vitesse du flux de diffusion et de la spirale des informations qui concourent au vide. L’image ne renvoie plus à un réel qu’elle reproduirait, mais à son propre système de production et d’alimentation.
Tony Brown crée une tension entre des résines compactes et des images transparentes, entre des sculptures statiques réduites à un socle et le flux rapide des images et des sons qui l’alimentent. Il exploite la confusion des genres et des limites : comme l’image déborde autour de l’objet, il pose implicitement la question de la découpe du territoire qu’internet ne peut contrôler. Mais il s’attaque à quelque chose d’encore plus insidieux : à la structure même du réel. Le réel, c’est ce qui résiste, ce à travers quoi on ne peut passer. Or on assiste ici à une mutation de ce repère puisque les images glissent sur les structures solides et les nourrissent à la fois. D’autre part, le paysage présenté comme un fragment de monde technoïde propose un monde clos dont la seule possibilité d’extraction serait l’image, mais celle-ci forme un liant si puissant qu’on ne peut s’y fixer. Sans horizon, ce paysage dessine un monde inquiétant. Enfin, devant le risque d’éparpillement que représentent toutes ces données, l’arrosage lumineux assure à ces pièces leur cohérence et leur haute tenue.