Il y a plusieurs manières d’aborder le monde concentrationnaire. Certains ont choisi de s’y confronter avec les ouvrages de Primo Lévi, Robert Antelme et David Rousset. Ils n’en sont, on s’en doute, pas sortis indemnes. D’autres, en revanche, suivant les propos du philosophe Theodor W. Adorno, ont préféré croire qu’il n’était plus possible d’écrire après Auchwitz. Ecrire ou refuser d’écrire à propos de l’Innommable est affaire de jugement personnel. C’est pourquoi il est particulièrement délicat d’évoquer l’exposition se tenant du 12 janvier au 25 mars 2001 à l’Hôtel de Sully à Paris, dont les éditions Marval publient la catalogue.
Chacun a certainement en mémoire les images du film de Claude Lanzmann Shoah. Tandis qu’Alain Resnais réalisait Nuit et Brouillard, le peintre Zoran Music confiait à la toile ses souvenirs de camps : visages émaciés, regards insondables, amoncellements de corps décharnés… Si à la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux clichés circulèrent et furent exposés sans ménagement pour montrer de manière brutale la réalité de l’Holocauste et faire œuvre pédagogique, aucun ouvrage (on ne peut ici décemment utiliser le terme de beau livre) à ce jour n’avait été essentiellement consacré à la photographie des camps de concentration. La chose est aujourd’hui réparée.
Mémoire des camps ne se présente pas seulement comme une somme photographique, il s’agit également d’un ouvrage historique et analytique tentant de déterminer les caractéristiques de cette iconographie de l’horreur. Le premier chapitre, « La Période des camps (1933-1945) », témoigne sans ménagement de la vie à l’intérieur des barbelés, du travail dans les usines aux expériences médicales menées à Dachau. L’ensemble est précédé d’un article particulièrement bien documenté de l’historien Ilsen About sur « la photographie au service du système concentrationnaire national-socialiste ». Le second chapitre, « A l’heure de la libération », évoque le rôle des journalistes et soldats qui furent parmi les premiers à rendre compte de la réalité des camps. Margaret Bourke-White, Eric Schwab, Germaine Krull ou encore Lee Miller apparaissent de fait comme les témoins de cette épiphanie négative qu’évoque Clément Chéroux en ouverture de son essai sur cette découverte macabre par le grand public. Enfin vient « Le Temps de la mémoire (1945-1999) ». Y sont présentés les travaux de photographes contemporains. Quelques-uns sont retournés sur les lieux, comme Michel Séméniako et Krzysztof Pruszkowski, d’autres ont photographié les survivants, en se référant aux traces laissées sur leur corps ou bien en inscrivant sur le papier leur biographie. Naomi Tereza Salmon a préféré, quant à elle, choisir la couleur pour évoquer les objets conservés dans les mémoriaux, ces tas de lunettes, dentiers et souliers, comme autant de détails anonymes et fatigués de cette industrie mortifère.
Reprenant les mots de Jean-Luc Godard, dans son Histoires(s) du cinéma : « même rayé à mort, un simple rectangle de trente cinq centimètres sauve l’honneur de tout le réel », Georges Didi-Huberman clôt ce catalogue avec un article intitulé « Images malgré tout », où l’auteur tente de montrer la nécessité tout à fois du travail de mémoire mais aussi de « monstrature ». Ne pas se cacher les yeux, tel était déjà la leçon du photographe allemand Erwin Blumenfeld, qui, chassé par les Nazis, écrivait au bas de l’un des ses autoportraits le montrant la main sur le visage pleurant des larmes photochimiques : « avec mes meilleures salutations en pensant aux camps de concentration ».