Manoel de Oliveira est décidément infatigable : tandis que sort sur nos écrans Parole et utopie, il vient, à 92 ans, de terminer un nouveau film (Je rentre à la maison, sortie prévue au printemps). A l’image du père Vieira, le prédicateur de Parole et utopie, le cinéaste portugais garde sans doute cette vérité à l’esprit en enchaînant les tournages : « D’entre toutes les morts, la seule dont on ne peut réchapper est celle par vieillesse. » Comment, en effet, ne pas voir en ce personnage de prêcheur, dont le film retrace la vie et l’œuvre, un reflet d’Oliveira lui-même, aussi préoccupé de son art que de la mort, n’envisageant peut-être plus de pratiquer cet art qu’en songeant à elle ? Le film chante ainsi la force et l’impuissance de la parole à se répandre, le conflit entre le temps imparti par la vie et l’impossible éternité de cette parole prêchée, vivante non par elle-même mais dans ses effets. La prédication contient l’utopie d’un monde à l’image du langage qui le décrit, idéalement et dans sa réalité, et voudrait le changer. Parole et utopie est ainsi une révérence du cinéma au langage, à la lettre rendue vivante, réinventée pour mieux toucher celui qui la reçoit.
Le père Antonio Veira fut un contemporain de Bossuet. Comme lui, il traversa le xviie siècle, fréquentant les grandes cours d’Europe avant de tomber en disgrâce. Il grandit au Brésil, revint à Lisbonne, fut attaqué par l’Inquisition, obtint un grand succès à Rome, auprès de Christine de Suède, et fut gracié par le pape. Il retourna ensuite au Brésil, pour tenter de soustraire les Indiens à l’esclavage et aux massacres. De cet itinéraire, Oliveira n’a retenu que l’essentiel : le trajet de la parole de Vieira, l’exercice de l’éloquence par laquelle se manifeste sa foi, son indépendance d’esprit et son impérieuse solitude. Les sujets de discours sont divers : les exégèses non orthodoxes de Vieira dont il doit répondre devant le tribunal de l’Inquisition, des questions politiques comme celle du sort des Indiens au Brésil, ou la spéculation philosophique. Oliveira (la consonance des noms du héros et du cinéaste tombe à pic) filme avant tout le prêtre en situation de parole, que ce soit en chaire, au tribunal, à la cour pour une joute rhétorique, ou encore dans le monologue intime. Tous les aspects et les enjeux de l’éloquence de Vieira sont traités, de même que le public à qui elle s’adresse est constamment pris en compte par la caméra. Oliveira, par de longs plans fixes sur le personnage -interprétation vibrante de Luìs Miguel Cintrà, relayé par Lima Duarte dans le dernier tiers du film-, a le souci constant de localiser cette parole, de restituer le contexte dans lequel on la prononce et qui bien souvent détermine son sens.
Mais il se plaît aussi à la décentrer, à trouver un équivalent filmique de sa résonance, comme dans cette magnifique séquence où le sermon est dit au loin tandis que la caméra s’attarde sur un tableau représentant les vanités de cour. Ou encore dans les nombreux plans de coupe représentant l’espace que l’éloquence -et à travers elle, le cinéma, ici dans sa capacité à « dire » plus qu’à montrer- cherche à investir : une église de Lisbonne ou de Rome, un palais, une mission au Brésil, l’Océan. La parole voudrait atteindre la permanence minérale de l’édifice, ou se fondre dans les remous infinis de la mer observée pendant la traversée. La mer (filmée dans un léger tangage qui dit ce désir qu’à l’esprit de se fondre, de communier avec le monde) qui cumule deux caractéristiques enviées pour le prédicateur chrétien : étendue et profondeur. La parole qui voyage et qui pourtant reste intérieure, souterraine, véhicule une image du monde en même temps qu’elle y participe. Le sentiment d’exil de Veira est fort, mais il est une forme de piété. Car chercher sa demeure, c’est chercher le lieu de sa mort. « Nous ne naissons que sur un petit bout de terre », dit-il dans un sermon, « Mais le monde entier nous appartient pour mourir. »