Du tréfonds des années quatre-vingt émergeait un prêcheur halluciné au pseudonyme islamisant : Hakim Bey (Peter Lamborn Wilson pour ses amis irlandais) fondait avec ses Zones Autonomes Temporaires (T.A.Z.) le manifeste involontaire d’une nouvelle philosophie cyberculturelle. Son premier opus, depuis canonisé par les hack-tivistes du monde entier, ressemblait à un énorme pavé dans la mare rance de la philosophie contemporaine. Pendant que nos « nouveaux philosophes » ressassaient, impuissants, sur « que faire après Auschwitz », Hakim Bey proposait avec son écrit un manuel de survie en territoire virtuel. Bref, essentiel. L’objet devenu culte, on relisait le texte à la lueur de nos pâles écrans basse définition et on dévorait, admiratifs, les perles de ce court texte mêlant avec un brio encourageant une philosophie de l’instant, une logique du réseau très deleuzienne et un prêchi-prêcha anarchiste somme toute assez naïf.
Avec l’Art du chaos, Hakim Bey signe une fois de plus un manifeste pour les générations-pilotes. Sa philosophie à coups de marteaux convoque Nietzsche et les derniers grands praticiens de la pensée, Foucault, Deleuze et Guattari en tête. Les phrases, chez Hakim Bey, sont percutantes. Des slogans lancés avec précision. Non pas un flux de béatitude ou de paix, mais un discours de guérilla urbaine (electronic aurait dit Burroughs). Fondamentalement darwinistes, ses stratégies de survie combinent violence et agit-prop instantané, chaos viscéral et logique de l’événement. Bien sûr, le tout sonne presque trop bien, comme un slogan rock pour jeunes rebelles. N’empêche, derrière la magie de la formule, le sens ne se perd jamais. Au hasard des pages, quelques frontispices de révolution en devenir (« le terrorisme poétique n’est qu’un acte dans un théâtre de la cruauté qui n’a ni scène, ni rangées, ni sièges, ni murs, ni tickets ») ou de camouflage ontologique (« Laisse des faux noms. Sois mythique. »). De quoi concocter un anti-djihad esthétique qui transcende la paranoïa individuelle en une force de frappe collective.
Mais contre qui ? Les adversaires sont omniprésents : les masses éco-fascistes ralliées à José Bové et autres branchés de la manipulation contre-culturelle, les crypto-capitalistes prônant l’objet avant l’affect, et même les situationnistes aux techniques révolutionnaires usurpées. Ni primitiviste, ni extropien (c’est-à-dire partisan du tout technologique), Hakim Bey réussit à créer un îlot de survie esthétique empreint de singularités passionnantes. Et même si les chapitres relatant sa théorie de « l’immédiatisme » fleurent bon l’anarchie trop naïve, ses textes débutant et clôturant ce petit fascicule valent à eux seuls l’achat de cet écrit définitivement affranchi de la production contemporaine de la pensée collective. On puise ici directement à la source d’inspiration des icônes avant-pop les plus productives : David Fincher et son Fight Club, Douglas Coupland lisant l’école psycho-clinique de Palo Alto, Maurice G. Dantec en pleine écriture de son Manuel de survie en territoire zéro, Gregor Markowitz et sa Theory of social entropy. Seul le chaos est réel.