Ca se passe chaque jeudi soir au Fez, un club de l’East Village, à New York : quatorze musiciens -et non des moindres : Dave Kikoski, Craig Handy, Randy Brecker, John Stubblefield sont de la partie- montent sur scène et, sous le regard attentif d’une Sue Mingus (fondatrice et infatigable directrice artistique) qui a de quoi être fière, joue et redécouvre sans relâche depuis plus de dix ans l’immense répertoire de la musique du contrebassiste et compositeur des Fables of Faubus. Six enregistrements ont étendu la renommée de ce big band monomaniaque au-delà du carré des fidèles new-yorkais, jusqu’à ce Tonight at noon… Three of four shades of love où, comme toujours, il explore un versant thématique de l’oeuvre ; après le pan latin (Que viva Mingus !) et l’engagement politique (Blues & politics), l’amour, donc (Sue Mingus dans ses notes de pochette : « le thème de l’amour était omniprésent dans l’esprit de Mingus lorsqu’il composait »), à l’initiative du ténor John Stubblefield. De Love is a dangerous necessity en Invisible lady ou Love’s fury, l’axe choisi permet de mesurer la diversité d’un répertoire outrepassant largement le seul registre des ballades et où, à la proverbiale colère qui sourd d’un jeu instrumental puissant et virulent autant que d’une écriture souvent enflammée, répond, aussi, une profonde émotivité (Marmande : « Emotif et recensant en lui-même les émotions de son peuple, Mingus a entrepris de faire ouvertement parler, crier, la musique, comme on fait parler la poudre »). La qualité des arrangements et le talent des solistes (Kikoski lumineux, comme toujours ; le batteur Jonathan Blake en belle forme) garantissent une nouvelle fois l’intérêt de cette entreprise risquée et remarquable qui, sans jamais s’enliser dans l’hommage immobile ou le vain pastiche, accueille le répertoire mingusien comme le tremplin d’une musique à la fois originale et constamment respectueuse de son intimidant auteur et dédicataire.
Ce nouveau disque se distingue toutefois des précédents en ce qu’il comporte cinq pistes enregistrées non plus par le Mingus Big Band mais par le Charles Mingus Orchestra, son jumeau méconnu : une instrumentation différente, moins centrée sur les cuivres (basson, clarinette basse, cor français, guitare, flûte aux côtés de ces derniers) pour un autre regard, au final tout aussi passionnant, sur une même musique. L’Orchestra perd en punch et en énergie ce qu’il gagne en complexité et en diversité, le travail se déplaçant du rythme et de la puissance (apanage du Big Band) vers le soin accordé aux arrangements et aux couleurs orchestrales. Guest-star de choix, Elvis Costello (qui s’est déjà frotté à plusieurs reprises à la musique de Mingus au cours de collaborations avec le Big Band) vient chanter des paroles de son cru sur Invisible lady. Soit en définitive trois raisons plutôt qu’une de prêter attention à ce nouvel opus.