Nous autres snobs, il est très difficile de nous faire aimer quelque chose plus de deux ans. Et pourtant, cette année encore, comme chaque année depuis 1996, à la question « qu’est-ce que t’as écouté cette année ? » on répondra de nouveau « les trucs de Rawkus, bien sûr, et puis… » et on complétera par quelques autres sorties de l’année, sur des labels divers (Quasimoto, Mike Ladd, Deltron 3030…). Pour la cinquième année consécutive en effet, on a pu, en 2000, acheter les yeux fermés toutes les productions Rawkus : d’abord leurs maxis aux pochettes soignées, destinés à nourrir les dancefloors les plus exigeants aux quatre coins du monde, et, pour écouter à la maison, les albums de leurs artistes phares, qui, sorties après sorties, tracent le chemin d’une certaine renaissance de l’esprit hip-hop, discrètement mais sûrement, loin du mercantilisme ambiant. De fait, Train of thought, de Talib Kweli et Hi-Tek, alias Reflection Eternal, poursuit brillamment dans la voie ouverte par Talib Kweli et Mos Def en 1998, sous le nom de Black Star, et qu’approfondit Mos Def avec son essentiel Black on both sides de 1999 : un hip-hop souple et fluide, ancré tout autant dans l’héritage de la soul et du rhythm’n’blues que dans le souvenir des block-parties de la légende du rap.
Pourtant, on s’était préparés à être déçus. La pochette serait plus à sa place sur un disque de Bobby Mc Ferrin (argh !) ; les titres (Africa dream, Love language, For women…) laissaient craindre un « bon esprit » automatique, version mécaniquement positive de l’univers violemment négatif d’un Eminem ; bref, on craignait le pire : un disque de rap pour le Nouvel Observateur. Or il n’en est rien. Encore une fois, après Company Flow, après Mos Def, après Pharoahe Monch (pour ne rien dire du volume 1 du Lyricists Lounge), des artistes Rawkus impressionnent par leur capacité à tenir, sur tout un album, le délicat équilibre des grands disques de rap : une production ample, autant orientée vers les dancefloors que vers l’auditeur solitaire, des guests au mieux de leur forme (on entend Mos Def, bien sûr, mais aussi Rah Digga, Xzibit et le vétéran Kool G Rap), des lyrics travaillés (et retranscrits sur la pochette, comme à l’époque grandiose où l’on suivait les harangues de Chuck D en police corps 6 sur l’inner-sleeve des 33 tours de Public Enemy) ; le tout formant un projet musical d’une grande cohérence : une great black music pour le xxie siècle.
On regrettera simplement le côté parfois un peu trop laid-back de la chose ; un peu de brutalité et de simplisme 4/4, nous rappelant de quelle ville ce disque est issu, n’aurait pas été plus mal. Mais ne boudons pas notre plaisir : il y a là largement de quoi nous faire passer tout l’hiver. En attendant les prochaines sorties Rawkus, bien sûr.