On attend une fresque à la fois intime et gigantesque, filant à grand bruit comme le « torrent d’amour, de colère et de rédemption » qu’on nous promet sur la quatrième de couverture, et on finit par surnager péniblement dans les eaux un peu trop calmes d’un projet littéraire qui ne répond qu’à moitié à ses ambitions. Ployant sous les récompenses, l’Australien Richard Flanagan (il vit en Tasmanie) semble pourtant être l’un des meilleurs espoirs de cette patrie littéraire dont on ne connaît finalement ici que les plus grands noms, encore que les récentes olympiades aient incité les éditeurs français à quelques traductions opportunes (Tim Winton ou Julia Leigh, pour n’en citer que deux). L’histoire imaginée par l’auteur ne manquait ni d’ampleur, ni d’originalité : pour faire vite, un homme se noie et, la mort approchant à chaque instant, se laisse envahir par des visions toujours plus étranges et merveilleuses. Il revisite et réinvente les épisodes marquants de sa courte existence (il n’a que trente-six ans), interroge quelques décennies d’histoire personnelle ou collective et se souvient de chaque détail des quelques jours fatals qui l’ont amené là : Aljaz est guide de rivière (Death of a river guide, dit d’ailleurs le titre original) et, pour un salaire minable, accepte de mener une petite troupe de clients -cadres supérieurs en quête de sensations, d’aventure et d’authenticité pour la plupart- sur un parcours de rafting qu’il est le seul à connaître, en pleine Tasmanie. Un parcours qu’il n’a cependant plus pratiqué depuis pas mal d’années…
Ceux des longs paragraphes qui composent le roman où Flanagan décrit les états d’âme et tribulations de nos aventuriers salariés (camps sauvages, incertitudes, intempéries inquiétantes, clients mécontents) sont assurément parmi les plus convaincants : par une lente montée de la tension vers une catastrophe ou une apocalypse naturelles qu’on pressent sans oser vraiment les imaginer, ils installent un climat oppressant d’une réussite totale, qui donne envie d’aller revoir le Delivrance de Boorman. Sous les doubles auspices de Rilke et de William Blake, invoqués en exergue, l’auteur ne s’en tient cependant pas à ce qui aurait pu faire un roman d’aventures bien mené et riche en pistes à explorer. Les visions qui assaillent et transportent littéralement Aljaz lui offrent la possibilité de s’évader vers d’autres terrains : schizophrénie, généalogie, histoires parallèles s’entrechoquant et déployant lentement entre elles des liens aux contours flous, fragments de vie mal identifiés et souvenirs imparfaits se multiplient pour faire du roman une mosaïque ambitieuse et lyrique -peut-être un peu trop. « Visions qui me viennent de toutes sortes de manières insolites. Je ne suis plus complètement sûr que mes yeux soient ouverts ou fermés, en revanche, il me semble que je suis du regard un chapelet de bulles qui montent de Dieu sait où, et de temps en temps une de ces bulles grossit, grossit jusqu’à prendre la forme d’un visage, et ce visage c’est le commencement d’une vision. » Eclaté à l’extrême, le roman s’épuise en longueurs excessives et égare son lecteur : la noyade n’est décidément pas une sensation agréable.