Marcel Duhamel, créateur de la Série noire, n’imaginait peut-être pas, en signant son ultime découverte, qu’il lançait l’une des plus fécondes et prolifiques carrières littéraires transatlantiques de l’époque. C’est que, dans tous les registres, sur tous les tons, sous toutes les formes, Jerome Charyn trouve à mettre à profit une imagination au foisonnement parfaitement stupéfiant, au demeurant communiquée dans une langue jamais à court de ressources. Les habitués des couvertures cartonnées noir et jaune se souviennent des fameuses aventures du commissaire Isaac Sidel, bourlingueur urbain évoluant sur le macadam new-yorkais comme d’autres sur une piste de danse et traînant dans son sillage d’ours romantique une petite bande de clowns non moins mémorables -Marylin, Z’Yeux bleus, les Guzman et consorts (sept volumes au total). Ils se souviennent aussi du style inimitable avec lequel l’auteur narrait leurs tribulations, enchevêtrait les fils de l’intrigue en un réseau résolument inextricable, se perdait en digressions farfelues, mêlait comique et tragique dans le décor mythique d’une Grosse Pomme dont il est sans doute l’un des plus remarquables peintres -qui a parlé d’une fresque balzacienne revue par Dali ? Une cinquantaine de livres, tous genres confondus (romans, polars, illustrés, enquêtes), précèdent ainsi cette Mort d’un roi du tango traduite par le fidèle Marc Chénetier, auquel incombe la lourde charge de préserver la « musique de la langue » (l’expression est de l’auteur) avec d’autres mots.
Et c’est bien de musique qu’il s’agit ici : Charyn nous emmène écouter les mélodies tragiques au rythme desquelles on danse à Medellìn, derrière les portes des rumbeaderos -les écoles de tango. Pour une petite attaque à main armée contre une banque américaine qui a mal tourné, Yolanda a écopé de quelque temps derrière les barreaux. Même à l’ombre, impossible d’avoir la paix : les lesbiennes du coin la poursuivent inlassablement, lui faisant presque regretter les mâles, même si « tous les hommes de sa vie avaient été des gibiers de potence. » Direction la sortie ; lorsque la police lui propose un marché douteux mais tentant, elle accepte. La liberté est au bout de la mission : aider les autorités à mettre la main sur son cousin, l’un des chefs du cartel de Medellìn. Bienvenue en Colombie, et en avant l’aventure. La suite, fourmillante et inattendue, tient du meilleur Charyn : deux cents pages de rebondissements mouvementés et de détails énormes greffés à une intrigue qui n’en finit plus de grossir, où l’on testera les convictions louches d’un commando écologiste accrédité par les services secrets et où l’on verra que les plus hautes strates du gouvernement américain ne sont pas étrangères à l’affaire. La langue de Charyn tourbillonne dans l’atmosphère moite et perverse des corps-à-corps ambigus qui donne sa couleur à tout le récit et joue des apparences entre comédie policière et exotique, aventures débridées et romantisme torride. Sous les auspices troubles du roi du tango, entre fantasme et réalité : « Les danseurs ne se regardaient jamais. Ils se déplaçaient avec une précision de somnambules, chaque danseur prisonnier de la cécité de ses rêves. Tel avait dû être le génie de Guillermo. C’était le somnambule absolu, qui jouait le long sommeil de Medellìn avec la violence langoureuse de ses gestes. Il emportait les Medellinos aux extrêmes confins du sommeil. »