Le Journal d’un fou est le cahier intime d’un homme interné en hôpital psychiatrique. Souvent seul, malgré ses voisins de couche et le personnel médical, le narrateur s’exprime sur ce que fut sa vie, et ce qu’elle est désormais. Son ton, extrêmement dépouillé, clinique, évoque avec justesse l’ambiance éthérifiée des hôpitaux modernes et les cohortes de médecins autistes. Car s’il est une certitude pour cet homme malade, c’est bien ce besoin de communiquer, de se retrouver au même niveau que l’Autre -chose qui n’arrive quasiment jamais, ses voisins de chambre étant pour la plupart complètement gâteux. De sorte que l’homme écrit, laissant une trace de ses errances intimes, comme un ultime SOS soigneusement caché.
On en vient rapidement à l’idée que c’est la réduction à néant du mécanisme affectif de notre narrateur qui l’a mené à basculer du normal au pathologique. L’évocation de souvenirs difficiles -notamment l’éclatement de sa famille pour des raisons économiques-, dessine un ensemble flou de causes potentielles à la maladie. Pourtant, si le passé est évoqué par le narrateur, il ne s’agit nullement pour lui de chercher les causes de son mal. Il égrène les souvenirs au même titre que ses rêves ou ses hallucinations. « Des insectes semblables à des grains de sésame viennent heurter mon visage. (…) Ils se multiplient à vue d’œil. (…) Je ne peux pas ouvrir les yeux, je ne peux pas respirer non plus. » Et finalement reconstitue, via son journal intime, l’intégralité de son propre monde.
Par-delà l’écriture clinique se devine une terrible solitude : celle dont l’Autre n’est en aucun cas responsable. Les démons ont peu à peu pris tant de place dans la vie quotidienne du narrateur qu’ils sont devenus ses seuls interlocuteurs, sa réalité la plus accessible. Au fil du récit, on découvre un autre monde fait d’images effrayantes, où une araignée peut se transformer en une affreuse blatte qui, à son tour, devient instantanément un homme nu. Plus encore que le contenu des hallucinations, c’est leur nature soudaine, inattendue qui épuise le narrateur. Elles surgissent comme des diables de leur boîte, saisissant leur sujet avec une violence telle que le recours à la raison, à la réflexion n’a pas sa place. Au point que l’homme en vient à espérer l’oubli total avec une touchante retenue : « Comme ce serait facile d’être complètement fou et de passer le reste de ses jours dans l’inconscience la plus totale. »
Loin de tous les discours psychanalytiques, qui, depuis la grande vague de vulgarisation post-68, submergent régulièrement les étals des librairies, Le Journal d’un fou approche la psychopathologie par le biais de la fiction, avec humilité, simplicité et justesse. Ainsi se dégage tout au long de la lecture une impression de poésie effrayante qui rappelle par instant l’horreur plurielle et déroutante qu’on a notamment pu déceler chez Dante ou chez Michaux. Ce qui n’est pas peu dire.