Avec la Domestication de l’Etre, le lecteur dessiné sous la lune en 4e de couverture a du souci à se faire : ce piéton risque de tomber dans un puits très profond, et ne plus vouloir qu’on l’en sorte. Depuis la Critique de la raison cynique, Sloterdijk produit des textes fascinants. Il cherche, par divers chemins, à mettre en lumière la situation de l’homme à l’heure des biotechnologies et de leur application sur le corps humain : la révolution biotechnologique et l’ »anthropotechnique » qui l’accompagne révèlent quelque chose de l’homme et du monde. Plutôt que de s’allier aux « hystériques » qui s’alarment avant de comprendre, Sloterdijk veut décrire la nouveauté radicale, souvent inaperçue, de cette situation qui nous engage d’office.
« Ce n’est ni notre faute ni notre mérite si nous avons vécu en un temps où la torture était un fait quotidien », écrit Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?. Désormais, l’ »apocalypse de l’homme » est notre affaire quotidienne, et Sloterdijk reprend à Sartre ce projet de mettre en œuvre une « littérature des grandes circonstances ». Il présente ici une « fantaisie philosophique » qui part d’Heidegger pour faire se rencontrer l’ontologie et l’anthropologie : L’homme vit dans le monde sans y être immergé, il se rapporte au monde dans une relation d’écart et de proximité qui constitue son « ek-sistence ». Il sait qu’il y a toujours plus à attendre du monde, dont les événements sont encore à écrire. Mais Sloterdijk ne s’en tient pas à Heidegger : comment l’homme et le monde sont-ils apparus ? Contre Heidegger, il se sert de l’anthropologie pour comprendre généalogiquement cette apparition d’un monde sans clôture dans lequel existe un homme qui lui est ouvert. Ce « reconstructivisme fantastique » identifie l’ouverture humaine à l’hominisation, évolution continue de l’animal à l’homme. L’homme est une absurdité d’un point de vue darwinien : faible et prématuré, comment a-t-il pu survivre ? Sans une société qui le couve, l’homme aurait vite disparu. Sans remparts, l’animal aurait été tenu par les nécessités de son environnement, il serait resté « pauvre en monde ». Mais bien protégé par ses congénères, l’animal pré-humain a tout loisir d’essayer ses capacités techniques et de vérifier leur efficacité. L’effet, non voulu, en sera la libération graduelle du groupe pré-humain par la technique. Au sein de ce cocon rendu confortable par le progrès technique et une « culture » adéquate, l’individu tend à se sentir aussi à l’aise qu’un fœtus in utero. On s’éloigne des nécessités immédiates de l’environnement, les liens deviennent plus lâches, l’ »entrouverture » commence. On le voit, l’homme est donc le produit de la technique au sein d’un espace social, et c’est seulement à cette condition qu’il « vient au monde ».
Ainsi, la technique est ce qui permet à l’homme d’être infidèle à sa propre espèce : il peut tout vouloir. Produits indirects de la technique, nous sommes désormais les « gardiens du feu nucléaire » et les « scribes du code génétique ». Pourquoi s’interdire de transformer directement notre être quand nous en avons les capacités ? Cette transformation « anthropotechnique » n’est du moins pas de même ordre que les transformations « anthropogoniques » qui nous ont ouvert au monde. Elle ne concerne pas notre ouverture au monde, mais notre capacité à être « chez nous » dans le monde, à cesser d’y errer avec inquiétude. Or l’ »humaniste » qui rêve d’un monde entièrement nôtre se trompe peut-être : perdu dans le monde moderne, il nie, naïvement, qu’ »il y ait » des gènes (informations et ordres codés) ou des mémoires et de l’intelligence artificielles. Il pense avoir le monopole de l’intelligence et rejette ces « hermaphrodites », ces confusions de la nature et de la culture. Il voit la technique comme la domination d’une matière inerte par l’homme, et non comme ce qui, avant tout, pousse des intelligences incarnées à se dévoiler. Loin de là, il est temps de quitter la rigidité logique des éthiques d’espérance ou de précaution, et de construire sans peur une véritable « écologie de l’intelligence ».