A Lhassa, capitale du Tibet, au milieu d’un lac derrière le palais du Potala, s’élève le Lukhang, un temple sacré construit au XVIIe siècle. Son dernier étage fut réservé, jusqu’à l’invasion chinoise des années 1950, aux seuls dalaï-lamas. Les murs nord, ouest et est de cette salle de méditation sont revêtus de fresques -elles mesurent en moyenne 3 mètres de long sur environ 1 mètre 40 de haut- représentant quelques-uns des enseignements élevés de la tradition tantrique tibétaine, de même que les pratiques de méditation rattachées au Dzogchen, l’une des plus anciennes traditions du bouddhisme tibétain. Ces éléments, qui risquaient d’être mal interprétés pour qui ne possédait pas le savoir nécessaire, n’étaient autrefois révélés qu’au terme de longues années d’étude et de méditation. Prudent face à la politique chinoise, qui représente toujours un danger pour les œuvres religieuses (la plupart des statues du temple ont été détruites), et persuadé que ces peintures, même pour ceux qui ignorent tout du bouddhisme tibétain, constituent une profonde source d’inspiration, le dalaï-lama a donné son accord pour leur révélation.
Le livre de Baker et Laird n’a pas été seulement conçu, et n’est pas destiné à être seulement lu, que l’on soit ou non bouddhiste, comme un « beau livre ». D’une part parce que les lamas qui ont participé à la réalisation de l’ouvrage souhaitent légitimement que les peintures du Lukhang « soient respectées comme les symboles vivants de la tradition tantrique intérieure du Tibet ». D’autre part parce que ces fresques, comme l’écrit l’actuel dalaï-lama dans sa préface, illustrent « que l’art, dans son expression la plus haute, peut révéler un chemin que les mots sont incapables d’exprimer pleinement », témoignent d’une relation sacrée entre la peinture et l’homme qui la regarde, et constituent sans doute l’un des témoignages les plus éblouissants d’une forme artistique entièrement dédiée à la transmission d’une tradition culturelle, historique et spirituelle. Si l’esthétique de ces peintures est d’un accès moins facile que celle des grandes œuvres d’inspiration judéo-chrétienne (de la Sixtine de Michel-Ange au couvent de San Marco de Fra Angelico), leur ambition en est fondamentalement plus puissante.
Là où les peintres européens illustrent fidèlement le récit biblique, les peintres anonymes du Lukhang représentent ce qui échappe à l’écrit comme ce qui se situe au-delà de la réalité immédiatement perceptible. Ainsi peignent-ils, suivant une progression du mur nord jusqu’au mur est, tant les pratiques contemplatives et méditatives propres à conduire à l’Eveil, que l’ensemble des activités, sensuelles ou ascétiques, de la vie et de la vie quotidienne -acte sexuel, naissance, mort, etc.- qui y sont liées. Grâce à des techniques totalement distinctes de celles qui avaient cours à leur époque, grâce à l’utilisation saisissante des couleurs et des formes, grâce à la multitude des symboles et à la mystérieuse beauté des figures -qui rappellent par instants certains tableaux fantastiques de Jérôme Bosch ou de Peter Bruegel-, les fresques du Lukhang parviennent, au-delà de la croyance et de l’analyse, à la réussite de cet objectif paradoxal : donner à voir l’invisible, offrir une forme à l’informel, et conduire par la vision trompeuse des yeux à la vision juste de l’esprit.