C’est en 1988, avec Faux semblants, que David Cronenberg eut droit à une reconnaissance critique unanime en Europe et au statut d’ »auteur », qu’il est aujourd’hui un des dix cinéastes au monde à porter sans conteste. C’était son neuvième long métrage. Deux ans auparavant The Fly avait bien fait mouche au Festival du film fantastique d’Avoriaz, mais cette année-là le grand prix fut décroché par Blue velvet de David Lynch, et si l’on s’était « ému » de la métamorphose malheureuse de Brundle/Mouche (Jeff Goldblum), c’était pour affirmer aussitôt la forme somme toute mineure du film de Cronenberg, rien de plus que le remake modernisé et réussi de l’extravagante Mouche noire des années 1950.
Ce n’est pas le moindre mérite de ces entretiens entre Serge Grünberg et David Cronenberg que d’inscrire l’œuvre, aujourd’hui célébrée, dans le temps de sa reconnaissance tardive. Il est difficile d’imaginer à quel point Cronenberg fut longtemps tenu pour un faiseur talentueux mais limité. Or, rétrospectivement, ce manque de considération critique pour le travail de l’étrange Canadien -en dépit des violentes réactions qu’il suscita dès ses premiers films, en dépit même des succès commerciaux qu’il remporta- apparaît comme une entrée utile pour comprendre aussi bien la place cruciale qu’il occupe dans le cinéma d’aujourd’hui que les malentendus que ne finissent pas de provoquer ses œuvres. En effet, on comprend aujourd’hui que c’est ce cinéma de genre qui fut non seulement le laboratoire des formes les plus neuves du cinéma à venir mais aussi le vivier des fictions qui allaient s’imposer avec éclat dans le cinéma mainstream des années 80 et 90. Rappelons ici que le scénario d’Alien doit tout à celui de Rage, le deuxième film de Cronenberg (1976) ; quant à Matrix, il n’est qu’une version boursouflée et grandiloquente du prophétique Videodrome (1982).
Le Grünberg/Cronenberg va devenir précieux parce qu’il propose une archéologie détaillée de la geste artistique cronenberguienne, redonnant un peu de perspective à une œuvre qui apparaît tellement viscéralement contemporaine qu’on en oublierait presque qu’elle a plus de vingt-cinq ans et qu’elle a toujours été en avance, prophétique dès les premiers plans tournés (Stereo, film en 16 mm, tourné en 1969 par un Cronenberg débutant, raconte comment, dans un institut scientifique, des cobayes humains font l’objet d’expériences sexuelles !). Né dans le milieu de la culture underground canadienne des années 60, inspiré par le travail de cinéastes tels que Kenneth Anger, Ed Emschwiller ou les frères Kuchar, le désir de cinéma de Cronenberg s’est pensé d’emblée comme la revisitation intellectuelle du genre fantastique. Contre les films d’horreur au décor gothique, le cinéaste imagina des fictions fantastiques modernes qui traiteraient le corps moins comme un artefact de l’horreur que comme un principe de vérité pour le cinéaste : « Je crois qu’en fin de compte, c’est au corps qu’il faut aller pour vérifier toute chose. C’est par le corps que nous vérifions la vie (…) c’est vers le corps qu’il faut aller pour connaître la vérité (…) tout est dans le post-mortem, la dissection, l’autopsie. »
Une peinture du XVIe siècle, présentée par Grünberg au cinéaste, illustre parfaitement le projet cinématographique de Cronenberg : c’est Thomas l’Incrédule du Caravage, sur laquelle on peut voir le personnage enfoncer ses doigts dans les plaies du Christ pour s’assurer de son existence. Proches en cela du travail du peintre Francis Bacon, qui désirait faire de ces tableaux des « morceaux de chair » dans un dépassement fou de la représentation, les visées de Cronenberg s’orientent depuis le début vers ce devenir-chair de l’écran de cinéma. Se déclarant obsédé par la question de la métaphore, le cinéaste explique : « Il faut que je transforme le mot en chair et qu’ensuite, je filme la chair car je ne peux filmer le mot. » On mesure à ces propos l’exigeante pensée qui préside à l’œuvre du Canadien, une œuvre qui subit souvent les foudres des censeurs parce qu’elle ébranle avec une force subtile et dévastatrice la morale majoritaire et toutes les formes de pensées conditionnées.