On a beaucoup parlé de ce petit opus, focalisation médiatique plus ou moins attendue pour une œuvre précédée du titre de « première bande dessinée iranienne ». Mention partiellement authentique toutefois, puisque Marjane Satrapi est installée en France depuis quelque temps déjà, sa rencontre avec David B. à l’atelier des Vosges ayant déterminé son passage au médium séquentiel. L’auteur rejoint donc le groupe cosmopolite des Julie Doucet, Anke Feuchtenberg, Debbie Drechsler et autres Anna Sommer (vive la parité !) dans le giron haut de gamme des narratrices graphiques de L’Association. On ne peut que regretter l’hégémonie du descriptif et du sensationnel sur le processus créatif, héritage d’une société du spectacle (merci Libé) que pratiquent de paresseux journalistes, obnubilés par son sujet brûlant, celui de la Révolution islamique iranienne de 1979.
Assurément, la lecture apporte de confortables confirmations telles que les tortures raffinées pratiquées par la police du Chah, les manifestations suivies de leurs massacres ou les déceptions perceptibles chez Marjane et sa famille devant les premières mesures islamiques (voir l’habile début in medias res de la narration). Récit événementiel par excellence, qui retrace la chute de la royauté, en plusieurs chapitres, Persepolis déconcerte en tant que la grande histoire se confond avec l’histoire individuelle. Il ne faut pas s’y tromper : la traduction esthétique d’événements tragiques détermine ces événements et les conditionne à sa propre création. Primo Levi ou Robert Anselme sont des artistes qui ne croyaient guère plus en l’art après Auschwitz. Mais leurs œuvres constituent le plus douloureux des démentis. Chez Marjane Satrapi, l’essentiel n’est pas dans ces temps forts grandioses ou héroïques fantasmés par la petite fille, qui tient tant à ce que son père soit un héros de la révolution. Les talents d’illustratrice de l’auteur, novice en bande dessinée, (à la manière de Trondheim, dans son premier et oubapien Lapinot, nous assistons à la naissance in progress d’un style, encore mal déterminé et fortement influencé par l’auguste parrain David B.) sont le révélateur d’un regard, d’une sensibilité qui éclatent dans la révélation à soi de Marjane. Cette dernière veut être prophète pour abolir les inégalités, honteuse de sa condition de privilégiée (son père roule en Cadillac et lui révèle que Mehri, la bonne de la famille, âme sœur de Marjane, ne peut fréquenter que des individus de la même classe sociale). Ce statut de prophète bienfaiteur, qui hésite entre Zarathoustra et Marx, est pleinement assumé à l’échelle de la création puisque les plus beaux moments de l’œuvre sont précisément ces suspensions intimes où l’histoire s’abolit : Marjane dans son bain, qui cherche à ressentir les souffrances de son grand-père, condamné à rester des heures dans sa cellule remplie d’eau ; la nuit passée à consoler Mehri ; la visite en prison à l’oncle Anouche, celui-là même qui répétait inlassablement « tout ira bien », avant qu’il ne soit exécuté par les islamistes.
On sent bien que l’auteur peine encore à trouver un juste équilibre entre ces faux temps morts et les acmés présumées de son récit. Cette rencontre entre une conscience et l’histoire accouche d’un récit précieux mais encore hybride, tout (trop ?) en retenue. Le bruit et la fureur sont sans doute pour bientôt.