Les exceptionnelles qualités d’écriture du pianiste américain Eric Watson en font assurément l’un des compositeurs les plus inspirés et originaux du jazz contemporain, œuvrant dans des directions variées (ployant sous les commandes, on lui doit notamment plusieurs partitions pour la danse) sous la nette influence de Charles Ives, dont il est l’un des plus fameux interprètes. Sa préférence pour les formations restreintes l’a conduit à exploiter les possibilités d’univers intimistes défrichés avec des partenaires aussi divers que Joëlle Léandre, Albert Mangelsdorff, John Lindberg ou Steve Lacy. Formé voici deux ans, son trio avec le contrebassiste Mark Dresser et le batteur Ed Thigpen accueille aujourd’hui le saxophoniste Bennie Wallace, retour inattendu d’un remarquable musicien, dans une suite commandée par la Scène nationale de Poitiers et composée dans le Vaucluse (Eric Watson est établi en France depuis plus de vingt ans) en 1999. La musique ici enregistrée saisit immédiatement par sa grâce inquiète, inconfortablement balancée entre la mélancolie obscure et fascinante d’un Tryst qui ouvre et clôt le disque et l’enthousiasme mesuré de moments plus enlevés, où la cohésion et la profonde retenue du quartet font tout autant merveille.
La foire aux qualificatifs est ouverte, aucun d’entre eux n’exprimera de manière suffisamment satisfaisante l’impression que produisent ces thèmes saisissants : crépusculaire et dérangeante, mais aussi et tout à la fois lumineuse et obsédante, contradictions d’une musique qui saute d’un bord à l’autre par-dessus la fêlure. L’attention est de rigueur : tout se joue ici dans l’infiniment nuancé, le ton sur ton, l’intériorisation d’influences multiples issues d’un parcours étonnant -d’une connaissance approfondie de l’écriture et des techniques de composition, gagnée au Conservatoire d’Oberlin où il a étudié le piano classique, à la longue pratique de l’improvisation aux côtés des musiciens cités plus haut. Thigpen (splendide aux mailloches) et Dresser suivent magnifiquement ce lent cheminement sur les voies d’une poésie raffinée, Wallace le commente, le dirigeant même parfois avec sobriété et à-propos. Full metal quartet embarque très loin vers un univers intérieur des plus captivants. L’émotion point, sans exploser ; le tragique est entrevu, jamais approché. A distance de toutes les balises traçant les limites des eaux où s’ébroue le jazz moderne, Watson signe ici, après Silent heats, un nouveau petit chef-d’oeuvre.
Bennie Wallace (ts), Eric Watson (p), Mark Dresser (b), Ed Thigpen (dm)
Enregistré à Pernes-les-Fontaines du 4 au 6 décembre 1999 et les 10 et 11 janvier 2000