On s’en voudrait de ne pas être bien compris, alors on l’annonce dès maintenant : depuis Proust et Joyce, on n’a plus tellement souvent l’occasion de se rappeler que la littérature, ça peut aussi être ça. Ca : Charité, un de ces livres rares et rigoureusement indescriptibles à côté desquels on aurait tout aussi bien pu passer sans s’apercevoir de quoi que ce soit (ce qui risque d’ailleurs d’arriver à d’autres), un de ces livres qui défient toute tentative de résumé réfléchi et explosent les grilles de lecture préformatées où rentre en général sans trop de problèmes la quasi-totalité de ce que l’on écrit aujourd’hui. Si lire Frédéric-Yves Jeannet, né en 1959, résident new-yorkais sous nationalité mexicaine, ex-londonien, genevois, barcelonais…, peintre et auteur de plusieurs livres publiés en Belgique, au Mexique et en France (Cyclone est paru voilà trois ans) est une expérience, en parler s’apparente un peu à un acte de bravoure. « On n’en finira pas décidément. Ecrire, écrire encore et encore, ne pas rompre le fil, jusqu’à plus soif. Ecrire la mère, l’obscure matrice dont on provient, l’amour cherché & retrouvé, écrire dans la nuit pour se réconcilier, lentement, malgré les obstacles, les cahots, l’inévitable ennui, dans la pluie de bleu écrire encore & encore depuis l’austérité de l’enfance, patiemment, la même histoire toujours pour se trouver, la nuit, jusqu’à la pluie de printemps, à New York ; écrire encore cette insomnie, in the city that never sleeps… »
Tout comme le précédent, ce livre foisonnant et saisissant, composé par cut-up en série à partir de documents et de notes accumulés depuis plus de vingt-cinq ans au fond d’une « malle noire », nous promène sans secousses sur la ligne biographique de l’auteur, en différents lieux, différentes époques, différents états d’esprit : de ces innombrables fragments intimes, réorganisés selon une structure ambitieuse calquée sur celle d’un oratorio mouvant (celui de Händel -on entend aussi le Stabat Mater de Vivaldi et le sérialisme), jaillit un incessant télescopage entre détails microscopiques et Histoire avec majuscule, un gigantesque travail de remise à plat du temps, de sollicitation de la mémoire et de réflexion sur et par l’écriture. « Mais en quoi consiste la biographie d’un homme ? Est-ce l’histoire de ses passions, de son ennui, celle de son travail ou de son désœuvrement ? Chez un homme qui écrit, c’est plutôt l’histoire de son écriture que l’écriture de son histoire, comme l’a montré Roger Laporte. » Dans cette synthèse atemporelle sans repères ni paragraphes, et qui parvient à ignorer les lois de la narration tout en restant d’une totale limpidité, s’amoncellent les épisodes, les anecdotes, les histoires, les références : au-delà de l’exploit littéraire, ce sont les composantes de la vie d’un homme qui se bousculent dans ce « livre dévorant ».
Frédéric-Yves Jeannet se met entièrement et sincèrement en jeu dans cette somme intime dominée par la figure de la mère, une figure dédoublée pour mieux assumer une enfance étouffée (« Ma plus grande difficulté consiste à séparer, à distinguer chaque fois ma mère actuelle, avec laquelle je me suis réconcilié, de celle que j’ai nommé Jocaste, la mère de l’enfance ») et retrouvée dans chacune des femmes (Angélica, Lady Di et quelques autres) qui jalonnèrent l’itinéraire ici restitué. Voyage multiple et ordonné, exil irrésolu, réappropriation de soi, Charité est le radeau sur lequel il traverse le monde en tentant de ne pas donner prise à celui-ci. « Tisser phrase après phrase, entre les lieux déchirés où la vie se déroule, dans l’effroyable effrènement que devient la vie lorsqu’on dépasse un point intangible de l’âge adulte », courageusement. Soit la meilleure façon d’écrire une œuvre résolument majeure.