« Jamais plus nous ne pouvons recouvrer tout à fait ce qui est passé. Et c’est peut-être une bonne chose ». Walter Benjamin savait de quoi il parlait. Sa musique ne ressemblait à aucune autre. Pourtant, le mur du silence se profilait. Et une autre musique se jouait : celle des bruits de bottes de ceux qui allaient se ruer sur l’Europe pour laisser, bientôt (nous sommes en 1932-33), des étendues désolées (il est mort en 1940, sur la frontière franco-espagnole, suicidé). Alliés, ennemis sont à mettre ici dans le même sac : ils ne firent aucun usage de ses prophéties. Celles-ci furent livrées à des revues. Car ces textes écrits au début des années trente relèvent de cela : les événements à venir allaient lui donner raison. A ce propos, on conseillera le « Panorama impérial » (page 121 et suivantes), chapitre duquel on ne pourrait soustraire aucune virgule, exercice de cruauté à l’encontre du peuple allemand. Mais qui pourrait très bien s’adapter aux autres Occidentaux. Il faudrait aussi citer l’ensemble des pages 131-133, d’une lucidité terrible, pour l’élégance du regard. « De nos jours personne n’a le droit de s’entêter sur ce qu’il « sait faire ». L’improvisation fait la force. Tous les coups décisifs seront portés comme en se jouant. » Voilà une de ces maximes dont on ne se lasse pas. Là aussi, personne ne comprit. Au lieu de quoi, chacun joua le repli sur soi, s’enferma dans son goût de la propriété qui pourrit tout, soit le paradis désolant de cette bourgeoisie née sous le signe du ressentiment.
Comment échapper au temps ? Le devancer, en revenant à l’enfance. Chercher dans sa mémoire le souvenir d’un Noèl, le magnifier (« J’attendais dans ma chambre jusqu’à ce qu’il voulût bien être six heures. Aucune fête plus tard dans la vie ne connaît cette heure qui tremble comme une flèche au cœur de la vie. »). Formuler les promesses que la vie n’a pas tenues. Continuons la lecture. Autre fulgurance : « Les trouvailles sont pour les enfants ce que, pour les adultes, sont les victoires. » Le souvenir de l’enfance constitue parfois ce refuge, cet espoir. Pour Walter Benjamin, il fut le dernier répit, l’ultime regard porté sur un monde qui refusa d’entendre sa voix, avant le saut fatal. Au seuil d’un siècle que l’on pressent tout aussi effroyable, écoutons-le.